Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
  • Venez découvrir les textes écrits par les stagiaires et les écrivains des Ateliers d’Écriture du Prix du Jeune Écrivain, ainsi que divers témoignages et autres contributions littéraires. Crédit photos : Guy Bernot
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Visiteurs
Depuis la création 44 017
30 octobre 2015

DIX HEURES ET QUART - Laura Tuillier

 

DSC_0099 (Copier)

Chacun avait son sac à dos avec, imprimés au centre, des dessins plastifiés, une Barbie ou des papillons pour les filles, des Spiderman pour les garçons. D’autres portaient plus sagement des cartables rouges à boucles en faux métal.

Lorsque les enfants passaient devant la surveillante à la sonnerie de huit heures, sa main glissait dans les sacs un goûter pour la récréation à venir. Tous les lundis, c’était une biscotte qu’on appelait cracotte et une tranche de gruyère dans un emballage individuel.

C’était obligatoire. C’était le début de l’angoisse du matin.

En montant les escaliers, Henri sentait le cartable peser plus lourdement sur ses épaules. Il serrait la rampe et elle se mouillait à la chaleur de ses doigts. Lorsqu’il ouvrait le cartable pour sortir sa trousse, il pouvait sentir l’odeur fade du fromage déjà tiède.

Par moments, il n’y pensait plus, concentré sur les exercices que donnait la maitresse. Il avait au poignet une montre Flik Flak avec le Petit Prince qui se retrouvait tête en bas à chaque heure et demie.

Et c’était dix heures.

Il sortait de la classe comme les autres, le ventre creux. On dévalait les étages et les baskets accrochaient au sol saumon.

Au rez-de-chaussée, en se penchant, on pouvait prendre des ballons dans de grands bacs grillagés et des échasses bricolées par les surveillants. On accourait en meutes, les petits corps tendus vers le plaisir du dégourdissement, du jeu, des étirements le long des toboggans.

Mais il fallait d’abord, avant de jouer, sortir le goûter et bien prendre le temps de le manger, bien le mâcher pour éviter le mal de ventre. On était donc assis en rang sur le rebord frais des murettes, les jambes ne touchaient pas le sol. Les goûters étaient sortis et avalés n’importe comment, entre deux rires, deux coups de coude, deux secrets.

Henri ne parlait pas aux autres, il avait déjà la gorge toute gonflée. Il fixait la cracotte et le gruyère, et la montre Flik Flak qui laissait filer la récré. Il associait, comme il avait vu faire, la cracotte pâle et solide au fromage suant. Il les collait ensemble et enfonçait ses pouces dans le moelleux du gruyère. Il faudrait avaler ça. Une fois, il avait caché le goûter dans sa poche arrière et il avait été démasqué par une grande tâche de gras qui l’avait fait punir.

Il croquait d’abord dans la biscotte en évitant le fromage. Il laissait tomber autant de  miettes jaunes qu’il pouvait, entre les pierres. Le temps passait. Il se décidait à attaquer le fromage, à pleines dents, pour en finir. Il égalisait les deux couches. La surveillante baissait vers lui son œil ennuyé. Il était son prisonnier chétif et muet. Enfin, il fermait les yeux et s’étouffait avec des bouchées épaisses. Il tenait alors entre la langue et le palais une grosse bouillie molle. Il était pris de hoquets. Souvent, ça prenait encore des minutes entières pour réussir à déglutir.

Les autres jouaient maintenant au loin. Lui restait seul sur la murette silencieuse. Il avait chaud, des larmes et la nausée.

 

Parfois, le soir, en vidant son cartable, Henri trouvait l’emballage éventré du goûter. Il le froissait dans la poubelle et il restait quelques secondes là, la tête penchée, les pieds encore dans le vide.

 

Publicité
Commentaires
Publicité
Publicité