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Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
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29 octobre 2015

DOMINIQUE C. - Anne Bolomier

 

anne bolomier

Je me réveille une nuit. C'était en janvier. Je ne me souviens plus du jour exact mais je sais que les trottoirs étaient couverts de neige. Mon mari avait dégagé un petit chemin jusqu'à la maison. À la télé ils avaient annoncé un des hivers les plus froids jamais vus depuis soixante ans. J'ai froid. Tellement froid qu'un frisson me mord la chair. J'ouvre les yeux. Soudain, je pense à eux là-haut. Je n'ai pas besoin de me tourner vers Jacques, je sais qu'il dort. J'entends sa lourde respiration qui me tourne le dos. J'ai les pieds découverts. C'est pour cela que j'ai froid, Jacques a trop tiré les couvertures et elles ne me couvrent plus entièrement. C'est la même chose chaque nuit. Doucement je tente de récupérer un peu de chaleur. Je veux me rendormir, vite. Mais la douleur est trop forte, je n'arrive plus à fermer les yeux. J'ai beau frotter mes pieds, l'un contre l'autre avec énergie, rien ne se passe. Alors je me lève et sors de la chambre. Je laisse la porte entrouverte; un rayon de lumière éclaire le visage de Jacques. Il ne sourcille même pas. Arrivée dans le salon, je remarque que je n'ai pas éteint les guirlandes sur le sapin. Elles continuent de clignoter de manière organisée et forment un halo qui se diffuse joliment sur le parquet. Je ramasse un verre oublié sur la table basse et une canette de bière vide. Dans la buanderie je prends une couverture de laine soigneusement pliée. Elle sent bon la lessive. Et puis je monte les escaliers. J'en connais chaque marche, chaque fente dans le bois. Chaque fois que quelqu'un passe sur la troisième par exemple, un horrible grincement retentit dans la maison. J'y pose le pied. Je ne retiens plus mon poids. Tout mon corps bascule sur ce morceau de bois usé par les années. La force du craquement est telle que je me fige, la gorge serrée. J'attends de voir surgir d'une minute à l'autre l'une de mes filles  qui se serait réveillée et viendrait voir ce qu'il se passe. J'attends une minute, peut-être moins. La maison est plongée dans un silence glacial. Je n'entends que les battements de mon cœur. Je tremble et continue mon ascension. Je passe le premier étage et ne m'attarde pas devant les portes de Karine et Émilie. Je n'allume pas la lumière, je me suis habituée à l'obscurité. Tout au bout du couloir, je vois la porte du grenier. Je tourne la clef. Un, puis deux tours. Encore un escalier. C'est le dernier. Une fois en haut, je sens la nausée monter. Je suis paralysée sur le palier. Le froid me reprend. J'attends. J'essaie de me souvenir. Quel carton ? Il y en a tellement. Je me rapproche de l'imposante armoire en bois de ma grand-mère. Elle est dans un coin, à demi tournée. J'ouvre les deux battants et l'aperçoit. Sur le haut du carton, je reconnais l'écriture de Jacques. "VAISSELLE". Comme toujours il a formé de grosses lettres, mal dessinées. Le "a" et le "i" ne sont pas bien liés. Je sors le carton et le pose à mes pieds. Il ne pèse pas lourd. VAIS – SELLE. Lorsque j'ouvre le carton, le mot se déchire en deux, bien net, bien tranché. Juste où il faut. On dirait qu'il l'a fait exprès en l'écrivant. Je regarde longtemps les paquets bien fermés au fond de leur boite. Je tremble. Oui, il fait vraiment très froid ici. Je dépose délicatement la couverture et borde bien les petits paquets. Surtout que l'air ne passe pas. Surtout qu'ils aient bien chaud. Une fois redescendue, j'arrache la prise de la guirlande. Je retourne dans mon lit. La place est encore plus froide qu'avant. Je tire violemment mon bout de couverture. Je ferme les yeux et attends. Jacques s'est mis à ronfler.

 

C'est la douleur qui me réveille ce matin-là. Elle est insupportable. C'est un vendredi. Il faut absolument que ce soit aujourd'hui. Pas demain. Émilie a invité sa copine Aude à la maison. Jacques va bricoler dans le garage. Il est déjà dans la salle de bain, j'entends son rasoir électrique. Je me recroqueville au milieu du lit et pleure. J'ai vraiment trop mal. Je me lève pourtant et prépare le petit-déjeuner. Je n'arrive pas à manger. La douleur passe un peu. Jacques a allumé la radio. Les filles boivent leur lait en silence. Quand tout le monde est parti, je débarrasse. Puis je vais attendre dans la buanderie. Je m'assoie par terre, sur le carrelage blanc. Je n'ai besoin que de quelques serviettes éponges. Et un sac en plastique. J'attends. Je m'habitue aux crampes. Alors que je me suis assoupie un moment, je me réveille brusquement. Je sens que ça vient. Vite, très vite. L'horloge murale indique 15h12. C'est bien. Les filles sortent à 16h. Ce ne sera plus long une fois qu'il sera là. Mes mains ne tremblent pas. Elles ne tremblent jamais à cet instant. Le poser sur ma poitrine. Tenir fermement la serviette sur son visage minuscule. Récupérer le placenta. Ne pas laisser de traces. Et quand les filles rentreront, elles pourront passer à la cuisine, j'ai déjà tout installé. Le goûter est prêt.

 

 

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