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Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
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29 octobre 2015

JACQUES DORMAN - Thibault Mirabel

 

thibault mirabel

« Et voilà !… Trois heures… ça fait trois heures que t’es là mon pauvre, assis, idiot, les mains sur le volant et la radio éteinte. Trois heures que le moteur s’est refroidi. Mais bon sang, qu’est-ce que tu fous Jacques ? » Garée à l’autre bout du parking, Amélie Duclerc espionnait Jacques à travers son gros réflexe calé sur le tableau de bord, un calepin dans la poche, des jumelles et des snacks sur le siège passager. Amélie n’en pouvait plus d’attendre. Elle savait trop bien ce que Jacques ferait aujourd’hui. Elle en trépignait d’effroi.

            Cela faisait quatre jours que dans le plus grand secret elle le filait. Et en quatre jours, Jacques n’était pas vraiment allé travailler. Il avait pris sa voiture, roulé environ quatorze kilomètres, s’était arrêté devant le kiosque de la rue de la Corraterie, avait acheté l’Equipe, La Tribune de Genève, l’Express et le Quotidien des médecins. Puis, il avait garé sa BMW à l’ombre d’un gros chêne, place quarante-sept, dans le parking de l’Organisation mondiale de la santé. Il avait coupé le moteur, pris ses journaux, et les lu l’un après l’autre. Il sortait de la boite à gants des Annales d’endocrinologie et en lisait la rubrique des Cas cliniques. À l’heure où il refermait ce bottin de diabétologues, tous les employés de l’OMS buchaient dans leur laboratoire depuis déjà deux bonnes heures. Mais Jacques, lui, ne sort pas de sa voiture. Il ne quitte pas non plus le parking. Il ne pose que ses mains sur le volant. Et il attend.

 

            Amélie dirigeait la pharmacie de la rue Mategnin, à deux cent mètres de chez les Dorman. Elle avait lié une amitié de confidence avec Florence. Un jour de Mai où Jacques lui commanda quelques antalgiques pour soigner les migraines de sa fille, elle l’avait trouvé particulièrement jovial et avenant.

            Or, avec le voisinage comme avec sa famille, Jacques était d’une douceur silencieuse. Bienveillant, il évitait les effusions de joie et les conflits, et résolvait ceux de ses proches avec un grand calme d’esprit. Il était d’un naturel discret. Aussi ne livrait-il que rarement son sentiment que par ailleurs, peu de gens lui demandait. Souvent il péchait par excès de modestie, et c’était bien là le seul défaut qu’on lui trouvait.

            Ainsi, à Amélie, il avait justifié son inhabituelle bonhomie par l’aboutissement d’un vague projet de recherche sur le diabète dont il n’avait, lui dit-il, qu’accompagner le déroulement.

            En réalité, il s’agissait d’un déblocage de fonds à hauteur de trente-cinq millions de francs suisses pour le développement de cellules productives d’insuline fonctionnelles à partir de cellules souches, traitement thérapeutique prometteur qui réduirait les problèmes de glycémie des personnes atteintes d’un diabète de type 1. Dans cette grande avancée pour le monde de la recherche et le quotidien des malades, Jacques Dorman avait moins été spectateur que leader du fait de son poste à l’OMS, directeur de l’équipe de recherche en différenciation et physiopathologie des cellules endocrines pancréatiques et intestinales.

            « Tout ça c’est ce qu’il t’a dit ma Flo’. C’est peut-être vrai mais ça ne prouve pas qu’il te trompe pas. Sois pas naïve. Ecoute moi, fais le suivre par un détective privé, quelques jours, et t’en auras le cœur net. C’est tout mon conseil ma vieille. » Depuis ce jour de Mai où Jacques était entré dans sa pharmacie, Amélie s’était persuadée qu’il avait une liaison.

            D’une attitude innocente, elle avait sali la face de parfait mari qui collait à Jacques Dorman en un masque d’hypocrisie. Il cachait, selon elle, un homme banal, un mâle se bâfrant d’exotisme aux coïts interdits d’une p’tite blonde, d’une p’tite russe sans doute. N’avait-il pas récemment été à Moscou, pour un congrès, pour cinq jours ? N’était-il pas tombé, avec Florence, dans une routine sexuelle après dix-huit ans de mariage ? Ne travaillait-elle pas à Prévessin, et lui, de l’autre côté de la frontière, à Genève ? Que savait-elle vraiment de ses activités en Suisse ? Pas grand-chose, pas suffisamment répondait Amélie. Sa discrétion, jusqu’alors témoin d’une vie bien rangée, était devenue une preuve à charge de son adultère.

            Pourtant, quand Jacques eut mis Florence au courant de son véritable rôle dans cette réussite médicinale, elle lui glissa la main dans ses cheveux, se blottit dans ses bras, et à l’ombre de son épaule, lui sourit doucement.

            C’était hors de question. Faire suivre son mari qu’elle aimait et qui l’aimait était une lâcheté à laquelle son éducation lui avait appris à ne pas s’abaisser. Elle remballait la proposition de sa meilleure amie avec d’autant moins de regret qu’on savait, dans leur village de Prévessin, qu’Amélie avait eu maille à partir avec son ex-mari volage. Elle avait alors développé une méfiance générale envers les hommes et débusquer les maris infidèles, se disait Florence, était sa manière de se venger.

            Mais sure d’elle-même, Amélie comptait bien ramener à Florence quelques photos de Jacques baisant sa pouffe.

            « Et voilà !… Sept heures… Mais c’est pas vrai… ça fait sept heures que tu poireautes là, et pour qui ? Ta blonde ? Sept heures, c’est pas un lapin que t’as gagné mon gars, c’est toute une portée. » L’idée que Jacques ne trompait pas sa femme s’imposait de plus en plus fermement à la suspicion d’Amélie. Elle le scruta attentivement avec son gros appareil. Il avait l’air tranquille. Sans doute, il rentrerait à la maison le soir et raconterait à Florence et aux enfants les menues péripéties de sa journée : les avancements de son ami Alain, responsable de l’équipe de recherche en athérosclérose sur le développement d’un vaccin tolérogène, les blagues potaches qu’on s’est raconté à la cantine, et comment Eric, son supérieur, a encore piqué une crise à cause de quelques sulfamides mal renseignés.

            Au bout de ce que sa patience pouvait supporter d’attente infructueuse, Amélie sortit de sa Peugeot et entra soigneusement dans le hall de l’OMS. À l’hôtesse de l’accueil, elle demanda Jacques Dorman. Aucune trace de ce nom à l’OMS. Elle insista. Vide. L’hôtesse se renseigna auprès de l’ordre des médecins. Rien. Amélie se retourna sur Jacques. Derrière la vitre du hall et le pare-brise, il lui sembla voir une presqu’ombre dans la BMW. La nuit n’était pas encore complètement tombée et pourtant, Amélie eut froid à en pleurer.

            Les jours suivants, l’enquête continua. Amélie feuilleta les revues spécialisées et les comptes rendus de l’OMS, contacta l’Académie médicale Ivan Sechenov de Moscou au sujet d’un congrès de diabétologie, elle appela la faculté de Lyon dont Jacques se disait diplômé et où il avait rencontré Florence en cinquième année. Absence. Jacques Dorman n’était pas plus médecin que diplômé. Amélie convint même son frère, policier dans le pays de Gex, de consulter les fichiers de la région. Casier vierge. Aucun antécédent psychiatrique.

            Amélie était chez elle, le regard perdu. Elle se mordait les ongles. C’était un dimanche où il faisait beau. Elle sortit se balader. Elle marcha par les champs de pervenche et de coquelicot, visita le parc de l’abbaye de Payerne où elle longea un petit étang, bordé de saules pleureurs. Il faisait bon marcher parmi le pépiement des geais et des pivoines. En dehors de sa maison et du village de Prévessin, Jacques était invisible. Le soleil écrasait la campagne. Elle respira le parfum délicat d’une haie d’aubépines. Puis, Amélie passa la main sur son front. Il n’y avait qu’une seule solution crédible, pensa-t-elle, Jacques devait être un agent secret, une taupe au service de  la DGSE. N’avait-il pas toujours été un excellent élève ? Le statut de médecin chercheur n’était-il pas une parfaite couverture pour justifier ses déplacements et éviter les suspicions ? La France n’avait-elle pas besoin d’un agent opérant en Suisse ? Devant cette évidence, Amélie expira un grand coup. Elle comprenait maintenant le refus obstiné de Florence à faire suivre son mari. L’attente et les prétentions, tout s’éclairait. Et le serein se mit à souffler sur les plaines du pays de Gex. La chaleur retomba. Les oiseaux se turent. À la nuit tombée, une fois qu’elle eut diné une bonne potée valaisanne arrosée d’un verre de Chardonnay, Amélie se coucha, tranquille.

            Elle pensait avoir dissiper les mystères embrumant la vie de Jacques Dorman. Elle se trompait.

            L’énigme de sa vie n’habitait pas dans des missions impossibles mais dans des vides incroyables. Jacques n’était pas schizophrène. Il ne cachait ni maîtresse, ni activité honteuse. Il n’était pas non plus agent secret. Il n’avait aucune double vie, et s’il prétendait être médecin, il en avait toute la culture nécessaire et discutait ainsi aisément avec des chirurgiens au sujet des nouveaux traitements antiplaquettaires de certaines thromboses.                     

            Dans sa voiture, sur le parking de l’OMS, chaque jour, pendant neuf heures d’attente solitaire, Jacques Dorman est l’enfant terrible de Bartelby et de Sisyphe, l’incarnation d’une vie désenchantée, rabotée de tout sens, de toute direction, de toute signification. Creuse.

            Dans son village, dans sa maison, sur le lit avec sa femme, sur le canapé avec ses deux enfants, chaque jour, pendant les repas de famille, Jacques Dorman n’est pas un menteur, ni un acteur. Il est son mensonge et son personnage. Il renvoie dos à dos les catégories de la vérité, du mensonge, du réel et de ses mirages.

            Jacques a passé dix-huit années là où d’autres ne passent qu’une soirée ou quelques minutes, dans les entractes de l’identité. Ces moments où les hommes se parent tant et si bien de l’image faussée que l’on se fait d’eux qu’ils s’y confondent. Le masque d’hypocrisie fond. Il s’entremêle au visage, et de ce tourbillon identitaire jaillit une mélasse nouvelle plaquée sur les os, qui n’est ni tout à fait un masque, ni tout à fait un visage. Jacques Dorman était bien un personnage réel en quête d’auteur. Et seule la fiction romanesque aurait pu qualifier sa vie, et la nôtre. 

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