Cave et vexe - Soha Safaï

- Ma pauvre Mimi… Toujours célibataire, à dix-huit ans et demi… Comme elle doit être malheureuse…

Monsieur Lyhre ronge ses ongles trop longs au rythme où le docteur tourne les pages du dossier.

- Au vingt-deuxième siècle, docteur. Quand la science a réussi à éradiquer les mariages malheureux, que dès la puberté, les enfants cherchent le compagnon de leur existence… Ma Mimi, elle n’a même jamais demandé leur sexe à ses camarades de classe. Pourtant, à l’époque, mon époux était encore en vie…

- Cave ou vexe ?

Monsieur Lyhre lisse les faux plis de son pantalon trop large.

- Je ne sais pas… Je… C’était mon époux qui s’occupait des détails pratiques…

- Est-ce que votre fille est déprimée, ou surexcitée ?

- Non, docteur, c’est terrible, elle fait semblant d’être parfaitement équilibrée, parfaitement heureuse. Je n’ai pas voulu me remarier pour ne pas perturber Mimi, c’est si étrange, aujourd’hui, une famille recomposée… Qu’est-ce qu’elle a, ma petite ? Vous croyez que c’est de ma faute ? C’est dur, d’élever un enfant seul…

Le regard affolé de monsieur Lyhre s’arrête sur le titre d’un ouvrage dans la bibliothèque du médecin. La complémentarité des vrais sexes comme seule condition d’une union épanouie.

Le docteur ferme le dossier de Mimi. Le geste fait sursauter la perruque de monsieur Lyhre.

- Savez-vous où se situe le sexe réel des humains ?

Monsieur Lyhre tire sur les manches trop courtes de sa chemise.

- Non, docteur. Je ne suis pas très à l’aise avec ces questions… C’était mon époux qui…

- Dans les yeux. Quand un enfant naît, ses yeux renvoient la réalité soit de façon concave, soit de façon convexe. Ce qui fait qu’il est malheureux tant qu’il ne s’est pas uni à quelqu’un qui distordra le monde de la façon inverse et le rendra vivable à tous les deux.

- Et ma fille ?

- Votre fille. J’ai là le résultat de ses examens. C’est la première fois que je vois ça. Pas de greffe possible.

- Docteur ?

-Elle a un œil concave et un œil convexe.

- Elle…

- Elle se suffit à elle-même. Elle n’a pas besoin d’une autre épaule dans sa vie. Elle marche droit toute seule.

Le docteur prescrit un somnifère à Monsieur Lyhre. Monsieur Lyhre achète des plats préparés sur le chemin, sa fille et lui dînent en silence. Le sommeil la prend vite.

- Bonne nuit, papa !

Monsieur Lyhre essaie de faire la vaisselle, il casse une assiette. Il se rend dans la chambre de sa fille. Mimi dort, elle respire régulièrement, son visage est paisible. Monsieur Lyhre lui caresse les cheveux, lui caresse le front… et son doigt descend, et son ongle trop long s’enfonce dans la pupille droite de la jeune fille, qui ne se réveille pas. Il embrasse son œil indemne.

- Maintenant, tu ne vas plus pouvoir vivre seule. Maintenant, tu vas être heureuse.