Le Paradis - Dominique Fabre

Enfin c’était passé, depuis le temps que je m’y attendais, franchement j’aurais cru pire, c’était l’horreur mais ça s’est vite arrêté, j’ai enfin fermé les yeux regrettant à part moi de n’avoir pas eu quelques électrodes de plus sur mon torse, des électrodes en ordre de marche, pour faire plus sapin de noël que triste sire et macchabée. L’infirmière les aurait enlevées en préparant dans sa tête le repas du soir, c’est pas pour dire mais la vie continue, bien sûr que la vie continue, sauf que moi j’étais mort de chez mort. J’allais dire « une bonne chose de faite ! », car oui, passées les années de l’enfance, c’était quand même la chienlit de vivre puis de mourir. J’ai profité que quelqu’un appelle Marie-Augustine, viens m’aider à relever la cinq qui est tombé des cabinets ! il me scie les reins ! pour me redresser sur le coude, pas loin il y avait la Seine. J’étais à l’hôpital Beaujon, j’ai senti sa présence, remets-toi bien en place avant son retour, je t’en prie, pas d’embrouille, et moi, j’ai à peine hoché la tête, j’avais tellement aimé cet endroit, j’en ai pris plein les yeux encore une fois.

J’ai deviné un jeune homme sur les quais, dans la promenade trop aménagée, parce que je quittais le monde à ce moment d’acharnement pour ce qui est de l’aménagement des berges de la Seine, je n’ai jamais habité que de petits appartements d’immeubles mal ravalés. Plus loin, une jeune mère avec son téléphone coincé entre l’oreille et le foulard, un bébé dans sa poussette roller plus, et devant elle, un jeune gars tout en Nike jouait aux Pokemon  en marchant, ensuite, il avait sans doute atelier de dérad’, c’était ce monde-là que je quittais. Marie-Augustine est revenue après avoir aidé Marie-Aristide à relever le gros du fond, je me suis rallongé en rigueur post mortem  vite fait, je ne voulais pas faire des esclandres dès mes premières cinq minutes mort, dommage qu’elle soit revenue si vite. J’aurais bien contemplé encore quelque temps la rivière, les quais du côté d’Asnières, c’est là que je suis né, là que j’avais espéré et là que j’avais été cocu des années durant de mes espérances, d’ailleurs le ciel gardait ce petit côté farce, nuages et bleuités, le tout dans un soleil frêle de printemps, la rivière gonflée d’une eau noire et, malgré le projet de la rendre poissonneuse et d’en faire une rivière brassable et crawlable d’ici aux prochaines élections, l’eau était noire, tout noire, toute luisante…

Cette fois-ci, je me suis endormi à fond en pensant que je n’avais jamais nagé dans la Seine. J’aurais bien aimé mourir avec les poissons. Marie-Augustine a refermé la porte. Pour les chambres à nettoyer on les laisse refroidir une demi-journée, sauf si on ne peut pas faire autrement. J’allais m’endormir vraiment profondément quand elle a écouté avec un air de comploteuse si la voie était libre,  avant de sortir son portable de la poche. Dans l’horreur de la maladie qui a eu ma peau je ne peux compter pour du vent ces heures passées à espérer sur l’écran de mon téléphone et les chaînes de télé. Elle allait peut-être appeler ses enfants, étaient-ils de retour de l’école ? Elle allait leur dire de prendre leur goûter, mais en fait non, tatie Jeanne-Isidore ne venait pas les faire manger ce soir, sa fille aînée Marie-Patience  n’avait qu’à ouvrir le frigo, elle avait écrit sur le tupperware. C’était du poulet au curry avec des champignons ; mais ça n’aurait pas suffi à me retenir vu comme j’étais déjà parti loin. Vous pouvez venir, a murmuré l’infirmière, oui il est tout frais c’est du propre et du joli, la voie est libre. On dit que les cadavres font des gueules d’enterrement  seulement lorsqu’ils n’ont pas vécu toute leur vie, qu’ils sont passés à côté de trucs sympas. Je devais avoir loupé quelque chose, dans cette vie-là.

Puis, j’ai réalisé que ça clochait. Je ne sais plus si j’ai rouvert les yeux à ce moment-là. D’ailleurs devais-je les garder ouverts ou pas ? j’avais pourtant eu une belle saloperie de maladie mortelle et j’avais eu bien le temps de me renseigner... Peu de personnes s’agitaient le long des quais. Les gens du coin étaient de plus en plus excités dans la vie quotidienne mais par ici,  c’était encore parfois des promenades sans but et des parties de pêches. Ils avaient détruit les hlm des berges pour les remplacer par des immeubles de luxe, les pauvres n’ont plus le droit d’avoir les pieds dans l’eau. Mais les nourrices, les petits amoureux des lycées, les petits dealers et les chômistes de la petite ceinture venaient encore de temps en temps, quand il y avait du soleil ou alors, par temps gris. Parole, c’était vraiment l’endroit où j’aurais aimé revivre, je pensais, en attendant que le contact d’Augustine surgisse dans ma chambre mortuaire. Fatigué comme je l’étais j’ai refermé les yeux sans avoir la force de me demander comment je pouvais bien penser à toutes ces choses plutôt que d’être muet comme une carpe,  raide comme un piquet et seul et froid comme une pierre au fond d’un trou.

Il est arrivé sur ses chaussures plates insonorisées et m’a mis sans tambour ni trompette dans un de ces grands sacs  noirs à fermeture éclair qu’on voit dans les séries policières à la télé. Tu me donnes combien ? Marie-Augustine fumait une Royale mentholée près de la fenêtre ouverte. La  chambre avait été plus ou moins surchauffée le temps de mon agonie, et maintenant il avait beau faire grand beau dehors, ça se rafraichissait sérieux pour moi. Quand on est  mort de chez mort, rien à faire, on finit vraiment par cailler. Elle a laissé son mégot sur le rebord de fenêtre. Ok, vas-y ! la voie est libre. Il venait de se délester d’une petite liasse pas énorme, mais quand même. Tu le mets pas sur une civière ? Non, je  le livre pas loin, je le prends directement ! on se voit dimanche à la messe ? oui, pas de soucis. Vu comme j’étais malade  avant de mourir je ne faisais pas trop la différence mais quand même, j’étais surpris de ne pas étouffer dans ce truc en plastique noir.   Qui m’avait racheté à l’infirmière ? Oui, qui ça ?

On a pris le grand ascenseur. Je m’étais connu plus claustro de mon vivant. Je revoyais encore quelques flashes de ma vie d’avant, des choses pas nettes,  comme à la lumière d’une bougie. Il devait y avoir une panne de courant, j’avais 11 ou 12 ans je crois. Encore un soir à potage Royco à la tomate, qui s’appelle velouté ou consommé selon les endroits, le Franprix près de la gare ou celui de Bécon. J’ai beaucoup souffert moi aussi de la brièveté de ma vie. Il m’a sorti de l’ascenseur, ou de ce que je croyais être l’ascenseur. J’ai essayé de le pincer à travers le sac,  j’étais trop vexé qu’il sifflote. J’étais mort quand même, on n’était pas chez Dhl merde ou quoi ? je n’ai pas senti l’air trop pur, je devais peser une plume dans les mains du gars. A quoi pouvait-il bien ressembler ? on a traversé les voies sur berge, je me rappelais encore un peu le trajet, il m’a déposé là. Bon. Ça a l’air pas mal par ici, il m’a dit d’une voix affectueuse, comme s’il était en train de m’entuber. Tu es dans l’immobilier ? j’ai demandé. Il a ri gentiment. Toujours le mot pour rire, carcasse. Il a tiré la fermeture éclair. Tu as gagné un tour gratuit. Profites-en ! je me suis retrouvé assis dans l’herbe tondue, sur le quai, près d’une poubelle toute neuve. La Seine coulait à mes pieds et dans mon dos, ils étaient en train de construire  une résidence super sympa, pour vivre Paris à la campagne, ou le contraire. Un train est passé sur le pont d’Asnières, un kakou roulait sur la roue arrière de son scooteur trafiqué. J’ai fouillé dans ma poche, j’ai allumé une Chesterfield comme j’en fumais avant, il y a si longtemps déjà, quand le monde était grand ouvert et la vie devant moi, brillante comme le paradis.