Les tomates - Yassin Ben Moumène

Bon, j’ai arrosé les tomates. J’aurais dû le faire avant, certaines feuilles ont déjà jaunies, en plus des trous qui les parsèment, mais ça c’est pas le manque d’eau, enfin je crois, plutôt des petites bêtes fans de feuille vertes. J’aurai dû mettre un fil de cuivre à la base des plants, il paraît que ça les protège, faudrait que je regarde sur Internet, s’il y avait un ordi sur la terrasse ça serait plus simple, et je pourrais profiter de la vue. On a eu de la chance de trouver cet appartement, on est en pleine ville mais côté cour on a l’impression d’être dans un village de campagne avec vue sur les arbres, les toits de tuiles et le ciel. On a essayé de mettre de la verdure en plus sur la terrasse, ça prend pas mal, mais le jaune dans les tomates jure un peu dans les couleurs.

J’aurais dû les arroser avant, mais c’était trop remplis ces derniers jours, surtout les soirs, là où d’habitude j’arrose, et évidemment il a fait chaud, enfin c’est fait, et le système de Sophie est super, des bouteilles de plastiques remplies d’eau retournées et plantées dans la terre au pied des plants de tomates, on aurait dû y penser plus tôt, « Tu veux dire : TU aurais dû y penser plus tôt » je souris, c’est sûr, elle m’aurait dit ça. En tout cas pour l’instant elle n’est pas là, partie depuis trois jours pour sa formation et j’ai dû mal à tout gérer, notamment les tomates.

Certaines commencent à être bien mûres, il y en a des grosses rondes dont je ne me rappelle plus le nom et des petites tomates cerises.  Je pourrai me faire une salade de tomates, juste avec une des grosses, Sophie risque de râler, tant pis j’en ai trop envie, elle va bien en manger des tomates là où elle est ! Hmmm, avec un peu de mozzarella, quelques feuilles de basilic, celui planté à côté des tomates, et un filet d’huile d’olive, ça sera excellent. Sauf qu’il me manque la mozzarella, et de l’eau, pour moi cette fois, je ne bois pas assez, 1 litre et demi par jour il paraît, j’en suis loin.

Je vais aller en face, il y a deux petits commerces sur la place et il y en aura au moins un d’ouvert, l’autre ferme entre midi et 16h. Il faut que je prenne les clés pour pouvoir ouvrir en bas. Merde ! La famille qui fait la manche, j’espère qu’ils ne sont plus là. Je ne donne pas, par principe, je trouve que ça fausse les relations, mais peut-être je devrais ? Je dis que je n’ai rien, même quand j’ai un peu de monnaie, mais je me sens toujours mal après, coupable. Parfois je donne, c’est rare, je me sens mal aussi : j’imagine qu’ils attendront que je leur donne encore la fois suivante, que si je ne leur donne pas ça leur manquera, qu’ils seront déçus, pourquoi donner un jour et ne pas donner un autre ?

Je les ai vu pour la première fois ce matin, c’est quand même triste, une famille comme ça. J’ai pensé à ce que j’avais entendu à la radio ces derniers temps, ces familles entières qui partent, et les camps à la fin, encore des camps, on pourrait faire mieux quand même. Ils ne m’ont pas vu ce matin, ne m’ont pas demandé, je n’avais pas envie de leur donner, par principe, pourquoi donner à certains et pas à d’autres ?

Bon, j’y vais, j’ai les clés et la carte, il faudra que je retire de l’argent pour le pain. Les escaliers ont besoin d’un coup de balai, et la cour aussi, ni nous ni les voisins ne l’avons passé depuis un moment. Tiens la poubelle n’a pas été rentrée depuis hier soir, je n’y ai pas pensé non plus ce matin. La famille, ils étaient allongés à même le sol, à part la petite fille, elle se balançait sur ses jambes, comme si elle dansait.

Je vais prendre côté bistrot, au cas où, pour ne pas retomber dessus. Ils étaient de l’autre côté, à quatre-cinq mètres, pourvu qu’ils ne s’installent pas là, c’est sûr, il y a du passage avec la boulangerie. Le propriétaire ne laissera pas faire, ça n’est pas bon pour la clientèle. C’est une belle place, surtout quand il fait beau comme aujourd’hui, avec ses trottoirs larges on n’est pas gêné par la circulation autour de la fontaine. Elle coule aujourd’hui. C’est comme s’il y avait tout plein de petits soleils qui s’amusent dans le filet d’eau, avec les voitures qui tournent on dirait un ballet. Est-ce qu’elle a déjà vu un ballet ?

La supérette est bien ouverte.

« Bonjour »

Je vais prendre un pack d’eau, ça me tiendra quelques jours.

« Merci. Au revoir ».

A nouveau le concert. Je les vois, ils sont là, de l’autre côté, c’est quand même triste, dehors comme ça, surtout les enfants.

Il fait chaud, comment font-ils pour boire ? La fontaine n’est pas très accessible.

« Bonjour »,

C’est compliqué de sortir une bouteille de ses packs, on pourrait faire des choses plus pratiques de nos jours.

« Vous voulez de l’eau ?». Est-ce qu’ils me comprennent ?

La petite. Elle a les yeux de Sophie.

« Et toi, tu aimes les tomates ? »