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Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
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30 octobre 2015

VAS-Y, GAMIN - Florent Bottero

Le dernier filet traînait encore sur le quai. Noir de poussière et déchiré, les types du port marchaient dessus et s’en fichaient comme d’une guigne.

— Regarde-les, gamin, ils viennent du bout du monde, ils déchargent leur soleil et leurs saloperies, vont au bordel et puis ils se cassent, et puis on les voit plus jusqu’à ce qu’il y en ait d’autres. Et puis ça continue. C’est comme les roues du diable, ça s’arrête pas.

— Je sais. Mais faut bien vivre.

— J’m’en foutrais, de vivre, moi. Ma barque, elle a plus qu’une carcasse à trimballer.

— Ben elle en a deux, non ? Seulement que toi t’es plus vieux que moi, et pas qu’un peu en plus. Faut pas désespérer, hein ?

— Je désespère pas, gamin. Mais faut pas que ça continue comme ça. On va pas s’en sortir sinon.

— Allez, viens, Augusto, tu veux pas qu’on parte sans un dernier verre, hein ?

Au port, on rigolait quand on les voyait passer, ces deux êtres mal assortis, à cause de leur âge et de leur apparence. On disait, tiens, v’là les chaussettes. La blanche et la rouge.

La blanche, c’était le gamin. Il ne prenait pas de coup de soleil, le pauvre, il était perdu dans son large chapeau, on aurait dit un magicien qui glissait sur la mer. Et puis, il était jeune. Il avait des muscles, mais seulement pour deux poissons. On disait qu’à partir du troisième qu’il allait vouloir pêcher, il s’effondrait sous son chapeau et ne bougeait plus.

Et puis il y avait l’autre chaussette. La rouge, mais qui n’allait jamais sans la blanche. Le vieux avec sa silhouette qui, à la longue, avait fini par ressembler au seul filet qu’il utilisait pour son poisson. Sec et brûlé par le sel, le soleil, la fatigue et la douleur. Et la vieillesse, bien-sûr. Tendu comme un câble, prêt à péter au moindre vent.

Chaque jour, on les entendait au café Murciano. L’un qui maudissait l’époque, l’autre, la tête plongée dans la fougue de l’âge, qui parlait espoir comme on parle des femmes. Toujours dans l’idéal.

Ils étaient bancals. Deux béquilles qui font à peine tenir l’ensemble. L’expérience de l’un soutenait la jeunesse de l’autre. Ça faisait quand même leur force, aux chaussettes.

Le matin, ils passaient au café Murciano. Le soleil disait à peine bonjour qu’ils s’avalaient deux cafés pour le gamin, deux verres de rhum pour le vieux.

— Pour Marcia, disait le vieux en levant les yeux au ciel.

Le gamin, lui, à chaque fois dans ces moments-là, il gardait le silence. On aurait dit qu’il priait, ou bien il était trop gêné. Ça arrivait qu’il regarde ses mains de fille, elles étaient fines comme du papier coloré sur lequel ils dessinent, les gosses des américains. Il devait se maudire de ne pas avoir la corne du vieux, les mains crevassées, le regard de feu et tout. Ça lui aurait donné du coffre, au pirate. Ça lui aurait fait de l’autorité. Et de la contenance. Marcia,  la femme du vieux, ce n’était pas rien. Mais les années filaient, et elle, elle n’était plus là pour « mettre la terre et les gens en ordre », comme elle disait. Elle était de la terre, elle. Toute de terre vêtue, elle habillait la terre, elle habitait la terre, elle donnait vie à la terre que les hommes avaient quittée. Ils cherchaient le poisson, fallait bien quelqu’un pour entretenir le foyer. Mais Marcia n’était plus là.

Le gamin, des fois, pouvait surprendre le vieux. Quand il croyait que personne ne le voyait, il sortait de sa cabane, faisait le tour, comme ça, comme un possédé. Il n’y avait plus qu’un palmier, derrière, au creux des vagues que fait le terrain là-bas. Il y allait, il jetait des coups d’œil autour, il ne voulait pas qu’on le regarde. Elle était là, sous cet arbre à moitié mort, et puis ses branches comme des griffes venaient presque lui déchirer la tombe. Même là, elle n’était pas tranquille Marcia, et le vieux le savait bien. Elle aurait dit : « Ah la vie ! Elle vient te chercher des noises jusque dans ta tombe. »

Faut dire qu’on ne l’avait jamais vu pleurer, le vieux. Sauf une fois, mais c’était à l’enterrement. On ne pleure pas les morts, sauf quand ils viennent de mourir. Son visage, au vieux, on aurait dit du marbre, mais du marbre rougi par la fournaise et les fouets de la mer. Peut-être au fond qu’il rêvait d’apparaître comme une statue, toute figée et éternelle. Il devait penser tromper la mort.

Mais le gamin, ça, il le savait. Il voyait qu’à chaque fois que le vieux avait fini de faire le tour et qu’il revenait à sa cabane, il avait l’air plus léger. Il riait pour une blague de matelot, il avait la tête moins basse, les yeux plus vifs, il faisait des efforts. Ça impressionnait toujours le gamin, cette dignité osseuse torturée par le temps et les éléments. La légèreté, chez le vieux, ça ne durait pas. Mais la dignité, elle, faudrait qu’elle coule avec le vieux au fond des abysses pour ne plus qu’on l’admire.

Et ça aussi, le gamin le savait.

— Regarde, dit le vieil Augusto, t’as vu ces types, là, qui viennent de rentrer ?

— Lesquels ? Ceux qu’ont le costume ?

— Ouais. Y sont beaux, hein ?

— Ben oui, sont bien habillés.

— Eh ben, ils ont noyé Luiz. Ils ont débarqué de la Floride, ils ont acheté son bateau à Luiz.

— Mais comment que ça se fait ?

— Y s’est jeté à la mer. Il a pas pu s’occuper de sa fille qu’était malade à cause de l’affaire. On a entendu un coup de feu, et puis lui, après, il s’est jeté à la mer. Tu savais pas ?

— Ben non, ils en parlaient pas sur le port.

— Tu m’étonnes. Sont pas fiers, ça tu peux me croire. Sont pas fiers.

— Et ils s’habillent comme ça après ce qu’ils ont fait ?

— Ils auront pas l’idée de mettre la tenue orange, les crevards. On la met pas à des types comme eux.

Et puis ils ne parlèrent plus pendant longtemps. En sortant, le vieux salua Gloria qui portait les huîtres dans un bac, serra la main à Corado, le gars des voiles, et puis il se redressa. Il se redressait toujours avant d’affronter la mer. Toutes ses fibres se tendaient comme la corde d’un arc. Après, il jetterait le filet, planterait le harpon, tuerait le poisson d’un coup sec sur le bois trempé du bateau, et s’affalerait, complètement épuisé, et attendrait que le gamin prenne la relève. Souvent, ces temps-ci, le gamin tenait le vieux pour éviter qu’il ne passe par-dessus bord au moment du harponnage.

— Eh, gamin, va chercher le filet.

Le vieux, pendant ce temps, s’appuyait toujours contre la bitte d’amarrage. Il disait qu’un bateau de pêche sans filet, c’est comme un bateau sans nom. Ça ne se fait pas, c’est une façon de manquer de respect à la mer. Fallait attendre sur le quai, le temps que le filet arrive.

— Alors, gamin, tu l’as trouvé ? Dis, pourquoi que t’as rien dans la main ?

— Ben, ils l’ont détruit, notre filet. Je sais pas qui, mais il traîne là-bas, et les autres ils marchent dessus et ils l’écrabouillent.

En temps normal, le vieux se serait affalé et aurait maudit le monde avec des jurons et un verre de rhum. Mais pas là. Elle est terrestre, la colère. En mer, ça ne peut pas partir des pieds, le sol n’est pas stable, alors ça part d’en haut, de la tête, et ça s’en va vite. On ne parle pas de la colère, dans ces cas-là, on parle d’échauffement. Mais sur terre, la colère s’ancre dans le sol, elle part de la plante des pieds, et elle a le temps de monter jusqu’au sommet du crâne. Et le vieux, amarré qu’il était, se mit à bondir. On ne l’aurait plus arrêté si le temps avait voulu s’amarrer lui aussi. Peut-être on l’aurait perdu, peut-être il se serait fait attraper par la police. Mais au moins, on lui aurait dit ce qu’il allait devenir.

— Augusto ! cria le gamin.

Il voulut rattraper le vieux. Une main pressa son épaule.

— Eh, jeune homme, tu veux pas un job bien payé ?

Le gamin se retourna.

Il reconnut un des types au costume bien taillé.

Mais le vieil Augusto avait entendu le gamin et s’était retourné. Quand il vit le type à côté du gamin, ses lèvres se mirent à trembler.

— Alors, jeune homme, t’as un nom ?

— M’appelle Fernando.

— Le Springflower cherche du monde. T’auras de l’or, des filles, t’iras partout dans le monde. Alors, Fernando, tu dis quoi ? Tu signes maintenant et tu embarques à midi. D’accord ?

Le gamin ne savait pas quoi dire, pas quoi faire, il cherchait quelque chose du regard, quelque chose qui pourrait le sortir de là. Quand il tourna la tête et qu’il vit Augusto, il entrouvrit la bouche.

Le vieux avait tout entendu. Il s’approchait lentement.

— Augusto…

—Vas-y, gamin.

— Augusto…

— Je te dis d’y aller. Vas-y.

Mais le gamin ne bougeait toujours pas.

— Augusto…

— M’oblige pas à te filer un coup, gamin.

Fernando comprit que le vieux ne rigolait pas. Il resta un moment figé devant lui, et puis, en silence, il suivit le type en costume et disparut dans la foule matinale.

Le vieux resta là pendant longtemps.

Puis il retourna ramasser le filet, qu’il porta dos voûté jusqu’à sa barque. Il le jeta à l’arrière, à côté du moteur, il monta ensuite et se redressa.

— Tu m’as tout pris, la mer. Mais j’t’en veux pas, tu sais. J’suis comme toi, j’pousse les gens vers le large.

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