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Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
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  • Venez découvrir les textes écrits par les stagiaires et les écrivains des Ateliers d’Écriture du Prix du Jeune Écrivain, ainsi que divers témoignages et autres contributions littéraires. Crédit photos : Guy Bernot
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30 octobre 2015

PIQURE DE RAPPEL - Valérie Reich

Gérard est réveillé par une brusque douleur au cou. Il tâte le bouton naissant, gratouille.

 « Putain de moustiques ! »

La veille, il avait vanté les mérites des insecticides, en bombe, en plaquettes odorantes, en diffuseurs électriques, en poudre…Les hypermarchés le paient – mal -, pour qu’il incite les consommateurs à acheter un maximum de produits.

Mais même à bas coût, les sales bestioles se vengent.

Gérard traverse le parking déjà saturé d’automobiles, contourne le vaste bâtiment en tôle du Leclerc. Son Alfa rouge stoppe devant le poste de sécurité. Il sort du coffre sa veste en tergal, enfile le vêtement qui s’amollit sur ses épaules, vérifie sa coiffure dans le rétro. Prêt pour le rôle de la journée. Il pousse la porte du poste de sécurité, une entrée des artistes d’un théâtre minable.  

« Salut Gérard Philippe ! », lance le vigile, un colosse noir au crâne rasé. Le coup du Gérard Philippe, c’est son private joke préféré depuis que Gérard avait avoué qu’à vingt ans, il récitait des vers de Shakespeare sur les planches du cours Floran. Mais Gérard avait fait le deuil de tout ça. Et l’autre qui rigole, c’était son rêve de faire le planton sanglé dans un costume de faux flic, quand il a traversé la méditerrané avec son diplôme de psycho en poche ?

« Bonne journée Doc ! », jette Gérard.

Il époussette les pellicules sur son col de veste. Pourtant il utilise des shampoings pour pellicules grasses, pour pellicules sèches, pour cuir chevelu sensible. Il shampouine, il y croit, mais que dalle.

Pauvre Gégé, avec tes pellicules et ton bouton qui gonfle dans le cou.

Gérard saisie son outil de travail, un micro HF Sennheiser made in Germany, se dirige vers l’espace de vente.

 

Il enclenche machinalement le commutateur. Un, deux, un, deux. Sa voix crachote dans les hauts parleurs, commence sa traversée des rayons. Il connaît par cœur ce décor aux néons saupoudré de musique sirupeuse.

Ses mocassins à pompons couinent dans les travées. Une blonde décolorée, en mini et talons compensés, se dandine derrière un chariot rempli de boites de Kit-cat.

« Faites comme Madame, venez profiter des promos sur la nourriture pour animaux, annonce Gérard au micro. » Il se tourne vers la blonde :

«  Moi aussi, j’adore les petits minous. »

La fille lui jette un regard creux puis chaloupe vers les biscuits apéritifs. Dans son sillage, Gérard respire un Shalimar de contrefaçon.

C’était pas la bonne réplique mon vieux.

Gérard gratte nerveusement le bouton qui, sous le coton de sa chemise, a maintenant la taille d’une balle de ping-pong.

 

« Gérard Philippe, hé, t’en as pas un peu marre !, nasille une voix menue près de son oreille. » La boursouflure dans son cou frétille.

 

Dans les toilettes, Gérard ôte nerveusement sa veste, déboutonne sa chemise. Sur son épaule la boule a doublé de volume. La chair est enflammée, tendue et sous la pression, la peau s’est déchirée. Gérard pose son index sur la blessure, retire vivement son doigt. Il vient de se faire mordre. Qu’est-ce que c’est que ce b…

Gérard approche son épaule du miroir et voit la bouche. Une minuscule bouche rouge aux dents acérées qui lui sourit.

 

Gérard erre nauséeux dans les rayons. Sa voix se distord dans le micro et part se fracasser contre les murs du supermarché. Il ne sait plus ce qu’il dit.  Dans son cou, la tête se débat sous la chemise, tente d’en arracher le tissu de ses dents pointues.

« Nous sommes de la même étoffe que les songes, notre vie infime est cernée de sommeil, déclame la voix. »

Les vers de Shakespeare se déversent dans le supermarché.

« Un animateur démonstrateur en espace de vente n’est pas un intermittent du spectacle, annonce la voix du gérant dans les hauts parleurs. Retenez-vous ! »

Gérard tente d’étouffer la tête sous la veste. Elle se débat, la bouche le mord. Gérard lui donne des coups de poing. Elle le mord encore puis  hurle dans le micro :

« Etre ou ne pas être, telle est la question. »

 

Une foule s’est formée autour de Gérard, on le regarde éberlué. Gérard voudrait disparaître dans un baril de lessive senteur fleurs de lavande, ou senteur soir d’été, devenir plus blanc que blanc.

« Excusez-moi, je ne sais pas ce qu’il m’arrive, murmure-t-il.

- Etre ou ne pas être, telle est la question, crie de nouveau la voix. »

Une grande brune avec un décolleté 95 D s’extirpe de la foule, s’accroche au cou de Gérard et susurre :

« Que c’est beau ! Vous, vous êtes un vrai poète ! »

Un brassier s’allume autour. La petite bouche rigole, de plus en plus fort elle rit et Gérard se met à rire à son tour, contaminé.

 

La brune agrippée à son bras, Gérard traverse les allées du supermarché, vers la sortie, sous les applaudissements des clients. Il se dit qu’il va reprendre le théâtre.

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