ÉCHEC ET MASQUES - Yseult Gouachon
Rae sonna la cloche et retourna le sablier.
Nuit pâle et jour sombre. L’inverse peut-être. Qu’importe.
Il s’en moquait, c’était l’heure. Une fois encore.
Son soupir resta seul tandis qu’il s’éloignait lentement dans le long couloir.
Les miettes d’anciens piliers craquaient à son passage.
Noir blanc noir blanc noir blanc fissure noir blanc…
Le sol connaissait bien la fatigue de ses pas, les ourlets de sa cape trop vaste qui traçaient un peu de clarté dans la poussière du vieux marbre.
Car Rae était fatigué, oui. Las de ses épaules broyées par le tissu pourpre. Las d’avoir oublié son propre visage sous le poids des autres.
Et pourtant, il marchait une fois de plus. Il marchait vers là-bas, ce là-bas qu’il redoutait avec suffisamment d’amour pour y pénétrer quand même.
Les rouages intemporels s’étaient remis en marche, il ne les avait pas arrêtés. Il n’avait pas su le faire.
Son cœur se crispait sous l’étau de sa lâcheté mais Rae gardait le regard droit. Car aujourd’hui, ce serait fini. Aujourd’hui, il la sauverait.
Aujourd’hui il la tuerait.
Face à la porte, Rae mit son masque et dans le tonnerre des battants qui s’ouvrent, le Fou entra.
Vide, toujours vide cette grande salle à ciel ouvert. Le plafond gisait en débris éparpillés.
Mais la Dame était là.
Immobile sur son trône de titan, elle l’attendait. A ses côtés restaient les vestiges d’un siège vide.
Le Fou s’inclina. Le sang battait violemment sa tempe. Aujourd’hui.
D’un geste gracieux, elle l’invita à commencer. Alors il commença.
Il se mit à danser, à sauter, à s’empêtrer dans cette maudite cape.
Les traits creusés sourirent. Pouvait-elle avoir une peau plus pâle encore ?
Le Fou souriait, il souriait toujours, même lorsqu’il pleurait. Les gouttes amères lui noyaient la bouche.
Sortant un poignard, il poursuivit son ballet grotesque. Jonglant habilement, la lame volait, tombait, tranchait sans mordre.
Maintenant. Le métal gelé se glissa subtilement entre deux doigts et…
La Dame rit.
Dans les mains du Fou le poignard défaillit.
Et la danse continua, et la danse s’acheva. Sans un mot il s’inclina et partit.
Derrière la porte, Rae laissa le masque s’écraser au sol. Il avait échoué.
Il échouait sans cesse. Pourtant pas encore, il ne devait pas encore baisser les bras. Aujourd’hui n’était pas terminé.
Et puis il était l’heure, l’heure du Cavalier. Rae sonna la cloche et retourna le sablier.