QUELQU’UN - Héléna Capdevielle

L’homme boitait. Je ne vais pas vous peindre le tableau misérable du vieil homme fatigué qui hante de ses pas irréguliers le silence assourdissant de la ruelle. Trop mélodramatique. Cependant, il est vrai que c’est un drôle d’endroit. Un paysage étrange, puisque même si vous fermiez les yeux, vous ne parviendriez pas à retrouver une teinte d’un noir aussi mystérieux. Impossible à décrire : velouté et radical, peut-être un peu blanc aussi... Mais revenons au sujet : ce n’est pas ce vieil homme à la chemise quadrillée que je voudrais vous dépeindre, ni les plis que font son pantalon de feutre lorsqu’il avance sa jambe mutilée, ni le rythme saccadé de sa respiration lorsqu’il accélère. Je ne vous raconterai pas non plus l’histoire des longues rides qui parcourent son front, griffent ses joues, cernent le coin de ses petits yeux tombants. Je pourrais vous conter le sourire, de cet ancien dieu humain, de la vivacité de cet esprit aujourd'hui vacillant sous le joug d’un temps traître. Quant à vous parler de son âme d’enfant enfermé dans un corps d’adulte... Quand à vous parler de son passé, si lourd pour une si frêle stature... Quand à vous parler de son futur, trop court et trop triste à la fois... Ce serait une erreur que des lecteurs pressés ne me pardonneraient pas.  Heureusement pour vous, ce vieil homme  n’existe pas.

Pourtant, il y a bien quelqu’un qui a traversé cette ruelle à 22h 43 ce jeudi soir. Quelqu’un de bancal, d'un peu cassé peut-être, qui a fait résonner ses pas dans la nuit froide ; quelqu’un qui a longé ce grand building aux allures de Nokia géant. Il y a bien quelqu’un. Le mastodonte de fer et d'acier a jeté son ombre sur la petite rue. La lune m’a échappée ce soir, et je n’ai pas pu voir le quelqu’un de la petite ruelle.