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Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
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30 octobre 2015

FRONT DE MER - Michel Lambert

 

DSC_0003 (Copier)

D’abord il y avait eu ce cri dans le café où Malter s’était réfugié quand le vent devenu fou avait mitraillé son visage de grains de sable et que le ciel, après avoir émis une salve de craquements, s’était mis à descendre si bas qu’il chevauchait la mer, se pliait sur elle. C’était un café minable, Malter en y entrant s’était senti déplacé, un étranger de luxe. Il s’était assis à l’écart, dans l’espèce de terrasse couverte qui faisait penser à une véranda et dont les parois vibrantes sous les rafales semblaient n’être qu’une imitation de verre.

  Il y faisait étouffant, depuis le début de la matinée le soleil n’avait cessé de taper dur sur les vitres où maintenant venaient s’écraser des gouttes éparses. Bientôt ce serait le déluge. Une question de minutes.

  L’établissement avait beau être peu engageant, il s’avérait tout de même providentiel. Malter se consolait comme il pouvait. Ici, il était à l’abri. Rebrousser chemin ou continuer, la distance aurait été identique et les nuages roulaient leur noirceur d’un côté comme de l’autre.

  Il avait commandé un déca. S’était frotté les yeux, quelques gros grains de sable continuaient à voyager sous ses pupilles, d’autres crissaient entre ses dents. Dehors, la lumière faiblissait à une vitesse incroyable, et dans ce crépuscule précoce, les derniers estivants fuyaient la plage. On entendait le tonnerre se rapprocher.

    Les autres clients buvaient des chopes, le regard rivé au poste de télévision au-dessus du zinc, où défilaient les images d’un match de l’équipe nationale en huitième de finale de la coupe du monde. En chœur, ils s’exclamaient à la moindre passe, raillaient les dribbles précaires, vitupéraient contre l’arbitre. Malter ne comprenait pas la ferveur de ces gens dont l’aspect ordinaire, exalté, le mettait mal à l’aise, lui donnait envie de foutre le camp, et auxquels il avait décidé de tourner le dos.

  Surtout il y avait ce cri qui, à intervalle irrégulier, se faufilait dans l’interstice d’un silence, ou cisaillait les hurlements des supporters.  

  Il pleuvait à présent. Non pas une pluie pour demoiselles mais une pluie de marin, de perdition, qui rendait toute sortie impensable. Malter se sentait fait comme un rat, prisonnier de tout ce qu’il détestait.

  Pendant quelques minutes, il avait arpenté la véranda, se collant de temps à autre à une vitre, levant les yeux vers la verrière, dans l’espoir de voir la tempête s’apaiser. Mais non. La pluie pilonnait le cube de plus en plus fort. Encore un coup de tonnerre. Un panneau emporté par le vent.

  À la mi-temps, les vociférations avaient fait place à un brouhaha informe où perçaient çà et là des accents de désolation, à cause des occasions de but manquées. Malter en avait profité pour se retourner, jeter un regard prolongé sur la salle. Au même moment, il avait aperçu l’enfant et celui-ci, une fois de plus, avait poussé son cri.

  - Un autre déca, avait commandé Malter.

  Sous la violence du vent la porte s’était brusquement ouverte, une giclée de pluie avait frappé le carrelage. Il s’était levé pour aller la refermer.

  Après avoir bu son café avec hâte, ne tenant plus en place, il s’était frayé un chemin parmi les clients jusqu’au sous-sol. Devant le miroir des toilettes, il s’était dévisagé un moment, se demandant si, lorsqu’il était passé devant eux, ils l’avaient reconnu, et s’ils lui cracheraient au visage dès qu’il réapparaîtrait en haut des escaliers – cette crainte ne le quittait jamais tout à fait, c’était épuisant à la fin, c’était absurde !  

  D’autant plus absurde que sa présence ici était fortuite, et qu’il se fichait pas mal de l’équipe nationale, qu’elle gagne ou qu’elle perde, la belle affaire !

  En même temps il aurait voulu être comme eux, né du côté où la vie rase le sol, où rien ne se passe, sauf à la télévision lorsqu’un ballon s’envole, et qu’alors on crie au miracle, et que pour fêter l’événement la bière dégringole dans la gorge.

  Quand il était revenu dans la véranda, quelle n’avait pas été sa surprise de constater que, pendant son absence, un homme avait pris place à la table voisine de la sienne, assis dans une chaise roulante, un Schweppes à sa portée. Il devait être trempé jusqu’aux os, son visage carré dégoulinait, ses cheveux luisaient dans lesquels il passait une main musclée et hâlée. Malter s’était dit que tous deux avaient été victimes de leur imprévoyance, que maintenant ils n’avaient plus le choix, sinon celui de partager la même cellule.

  Leurs regards s’étaient croisés, ils avaient échangé un sourire poli, un rien mécanique.  Malter était perplexe. Comment l’homme était-il entré, qui l’avait déposé dans ce lieu de relégation ? D’un geste de la main, avec un petit rire de gorge, il avait désigné le dehors, la pluie assourdissante qui harcelait la porte, s’insinuait par-dessous et formait une petite flaque sur le carrelage d’un blanc crémeux. 

  - Vous avez eu plus de chance que moi, avait dit l’homme.

  Comme sa voix était sans intonation particulière, il était difficile de savoir de quelle chance il parlait, d’avoir échappé à la pluie diluvienne ou à la chaise roulante. Une chose était sûre : ils appartenaient au même monde, tous les deux, celui des voyelles pures, des traits fins et précis, de la dérision. Pourtant ils appartenaient aussi à deux mondes différents, pas seulement à cause de la chaise roulante, mais parce que Malter, depuis ce qui s’était passé, même si cela remontait à bien des années, se posait toujours la même question en face d’un inconnu : en a-t-il entendu parler ? 

  Il avait fini par hocher la tête en signe d’approbation. En effet, il avait eu plus de chance. L’infirmité de l’autre provoquait en lui un sentiment indéfinissable. Peut-être de la compassion. Peut-être de la supériorité. Autre chose aussi, qui résistait.    

  Il restait là, dubitatif, planté sur ses deux jambes.

  - Vous permettez ?

  Une force étrange lui avait ordonné de s’asseoir à la table de l’infirme.

  - Malter, avait-il dit en le regardant droit dans les yeux. Je m’appelle Stéphane Malter.

  Il avait guetté une réaction sur les traits de l’homme qui lui faisait face. Un visage buriné, taillé à la serpe, d’ancien sportif. Curieusement, celui-ci n’avait pas décliné son nom en retour, se contentant de lui serrer la main, ou plutôt de la broyer, la gardant longuement dans la sienne. Et pendant tout ce temps, sa physionomie était restée impassible. Pas un plissement des lèvres. Aucune lueur, aucune ombre dans ses yeux.

  Une fois sa main libérée, Malter l’avait agitée en s’efforçant de rire.

  - Quelle énergie ! Vous m’avez fait mal.

  Le coup classique, avait-il pensé. Rétablir l’équilibre. Reprendre sa part de pouvoir. Plus de jambes, mais de sacrés bras. Toujours ce sale petit jeu, comme autrefois dans les négociations qui se terminaient au petit matin. À présent, il n’éprouvait plus ni compassion ni supériorité. Mais peut-être les deux mêlées, ça devait porter un nom. C’était agaçant de ne pas savoir sur quel pied on danse.  

  De l’autre côté de la fenêtre, on voyait la digue et la plage déserte, l’accouplement voluptueux du ciel et de la mer, deux corps en furie, enchâssés dans le même souffle, les mêmes convulsions incontrôlables.

  Un silence s’était installé. Combien de temps avait-il duré ? Suffisamment pour que le match reprenne en fanfare et avec lui la tempête, non pas celle du dehors, mais le stade en folie, le volume de la télé, les cris émanant de la salle, et parmi ces cris, celui que venait de pousser l’enfant.

  L’homme avait tourné la tête en arrière,  mais il s’était abstenu de tout commentaire.

  Malter n’avait qu’une envie : déguerpir. Il aurait mieux fait d’affronter la tempête, il avait horreur de ce bistrot, du football, des passions qui vous dévastent, de ces gens qu’il avait terrorisés autrefois, eux ou leurs frères, ou leurs pères, ou un de leurs amis, un voisin peut-être, au temps où il décidait de tout, sans état d’âme, dans l’impunité la plus totale.

  Tout à ses réflexions, il s’était  senti désarçonné lorsque l’homme avait murmuré :

  - Il ne pleut presque plus.

  Malter avait dirigé son regard vers une des fenêtres. Le ciel se repliait, le rideau des nuages se levait sur des aplats d’un bleu très pur que supportaient des colonnes de soleil.

  - On y va ?

  Les deux hommes s’étaient retrouvés à l’extérieur. Malter s’était saisi des poignées de conduite de la chaise roulante, mais l’homme dont il ignorait toujours le nom avait refusé sèchement son aide, s’aidant des mains courantes pour assurer sa mobilité.

  Le vent avait perdu de sa force. Il soufflait de manière irrégulière, par petites rafales  de plus en plus molles, de plus en plus tièdes. La digue se repeuplait, la plage de sable mouillé aussi. Dans le ciel ressurgissaient les premiers cerfs-volants.  

  Malter avait été frappé par la vélocité de son compagnon.

  - Ce n’est pas trop fatigant ?

  - Pas plus que de marcher.

  - Avec vous, on ne marche pas ! On court.  

  Après quoi, ils n’avaient plus échangé un mot pendant un temps qui lui avait paru infini. Il aurait aimé fausser compagnie à l’infirme, trouver un prétexte, n’importe lequel, mais trop tard, le piège était dehors comme il avait été dedans.

  À leur gauche, la plage, la mer, l’horizon où pointaient des navires qui traversaient les mirages d’une pluie devenue lointaine. À leur droite, de hauts immeubles pavoisés de drapeaux nationaux.   

  Et voilà que la frayeur habituelle reprenait ses quartiers dans l’esprit de Malter. Il s’était  tourné vers l’infirme, avait baissé les yeux, cherchant les siens.

  Avait demandé :

  - Mon nom ne vous dit rien ? Vraiment rien ? Stéphane Malter.

  - Rien du tout. On ne s’est jamais rencontrés que je sache.

  - Là n’est pas la question.

  - Qu’est-ce qui vous tracasse ?

  Au lieu de répondre, Malter avait demandé :

  - Vous avez entendu l’enfant, tout à l’heure ?

  - Oui, je l’ai entendu.

  - C’était terrible ce cri, vous ne trouvez pas ?

  - J’en ai entendu de plus terribles.  

  Tous deux s’étaient tus à nouveau.

  À présent, d’un peu partout fusaient des hurlements de joie, des coups de trompettes, de klaxons en provenance de la ville. Des attroupements se formaient sur la digue, sur la plage. Les supporters jetaient leurs casquettes en l’air, renversaient la tête pour vider une cannette.  

  - Ils ont gagné, dit Malter pour alléger le silence, sans savoir ce qu’il ressentait au plus profond de lui-même, de la joie, un peu de fierté, ou du dépit.   

  En passant devant l’hippodrome, il avait déclaré sur un ton léger, un rien provocant, celui des années où il pouvait tout se permettre, qu’autrefois il était un habitué des lieux. Aujourd’hui encore il jouait beaucoup, de moins en moins sur les champs de course, mais sur la toile et dans les casinos, les casinos surtout.

  - Vous ne jouez pas, vous ? avait-il lancé comme un défi.

  L’infirme avait émis un drôle de ricanement. Presque de la haine. Alors qu’ils approchaient de la galerie des thermes, il avait immobilisé sa chaise roulante le long d’un banc scellé à la digue, puis par une manœuvre habile avait opéré un quart de tour. D’un signe de tête, il avait enjoint Malter à s’asseoir en face de lui, sur les planches encore mouillées. Il l’avait regardé sans ciller, arborant une mine énigmatique et dure.

  - J’ai joué, un jour.  

  Déconcerté d’entendre cette voix si rare, portée par ce timbre-là, comme un marteau qui s’abat, Malter avait froncé les sourcils.  

  Sans le quitter des yeux, l’autre s’était lancé, sur un ton enrayé et en même temps rêveur :

  - Quand j’avais une vingtaine d’années, mes copains et moi étions une bande de cinéphiles. Toujours fourrés dans les salles, à la cinémathèque. Un soir, nous sommes allés voir un classique, Panique sur la ville d’Hathaway. Il y a dans ce film une scène saisissante, lorsque Richard Widmark, dont c’était le premier grand rôle, pousse un type en chaise roulante du haut d’un escalier avec un rire de dément. Vous avez vu ce film ? avait-il ajouté avec empressement.

  - Non.

  L’autre l’avait considéré sans cacher sa déception.

  - Ah bon.

  Il plissait les paupières à cause du soleil revenu, de sorte que Malter ne savait pas si c’était lui qu’il fixait ou un point plus lointain, un remake de la scène.

  - La prestation de Widmark, c’était quelque chose. Époustouflante !

  Brusquement, il avait imité le rire dément de l’acteur américain, un rire qui glaçait le dos, cependant que les passants se retournaient sur cette scène insolite.  

  - Hein ? Vous vous souvenez maintenant ?

  - Non, avait répondu Malter en faisant mine de se lever. Il se sentait mal à l’aise. Le rire, la chaise roulante, et cet homme si taiseux jusqu’à présent qui semblait sombrer dans la folie, ne plus se soucier du grand silence, des convenances.  

  L’autre reprenait, autoritaire :  

  - Restez assis ! Et faites un effort. Une scène d’anthologie !

  Devant le manque de réaction de Malter, il avait soudain eu l’air chagrin, il serrait les lèvres, se les mordait, sombre et absorbé.

  Au bout d’un moment, il avait prononcé d’une voix lugubre :

  - C’est un vieux film, un très vieux film.    

  Puis il était retombé dans ses réflexions, avant d’ajouter avec lassitude :  

  - Mon histoire, vous n’en avez rien à cirer, n’est-ce pas ?

  - Mais si, au contraire. Je vous écoute. Ça m’intéresse.  

  Malter ne voyait pas où l’autre voulait en venir, mais par politesse, ou pour une raison qui ne lui apparaîtrait évidente que plus tard, il avait insisté, mais si, mais si, reprenez, je vous en prie.

  L’autre gardait son regard rivé au sol, mâchoires serrées, à croire qu’il regrettait de s’être aventuré trop loin, ou qu’il s’échauffait intérieurement, tel un athlète sur la ligne de départ.   

   Puis c’était venu. Avec naturel. Un débit plutôt lent, légèrement détaché, ou le feignant.

  - Comme je vous l’ai dit, nous étions tous fous de cinéma. Nous voulions devenir comédiens, metteurs en scène, scénaristes… L’idée nous est venue de rejouer la scène. Nous avons loué une chaise roulante chez un orthopédiste, un mannequin dans un magasin de mode, l’escalier de mon appartement ferait l’affaire, et c’était parti. Nous nous sommes tous portés candidat au rôle de Widmark. On a réglé ça aux dés. D’élimination en élimination, il en est resté deux, un autre et moi. C’est lui qui a eu le rôle.

  Après quelques secondes de silence, il avait relevé les yeux sur Malter.

  - Et moi, pour faire le malin, j’ai voulu monter dans la chaise roulante. À la place du mannequin.   

  Puis avait détourné la tête.

  - J’ai envie de marcher, avait dit Malter.

  Ils étaient repartis et ce n’est qu’au bout d’une centaine de mètres que Malter avait pris conscience de sa cruauté. Il aurait voulu s’excuser, mais de quoi, d’avoir deux jambes comme tout le monde ?    

  - Vous voyez où mène le jeu, avait déclaré l’infirme sans conviction, comme s’il prononçait une phrase qu’il regrettait déjà.

  Malter avait haussé les épaules.   

  - Vous n’avez pas eu de chance, c’est tout.   

  - Il suffit d’une fois.

  - Je sais, avait dit Malter.

  Un silence, puis il avait demandé :

  - Qu’est devenu Richard Widmark ?

  - Mort.

  - Je veux dire l’autre, le faux.  

  - Je ne sais pas, avait répondu l’homme en s’énervant.  

  Ses bras s’étaient brusquement activés sur les mains courantes, la chaise roulante prenait de l’allure, traversait les dernières flaques, s’engageait dans la partie sèche qui miroitait sous les rayons de plus en plus intenses. Des pétards claquaient, une clameur volait tantôt proche, tantôt lointaine.

  Tout en allongeant le pas, Malter songeait à l’infirme, à son numéro. À combien d’autres avait-il raconté cette histoire horrible ? Lui si mutique. À supposer qu’elle ne fût pas pure mystification – mais pouvait-on tricher sur le drame de sa vie ? Oui, on pouvait. On pouvait même feindre une émotion retenue. Ou se retrancher derrière le masque du mensonge pour dire une toute petite vérité. On pouvait aussi choisir quelqu’un au hasard, en faire le témoin d’une existence ravagée, et tant pis si ça le dérange.

  Oui, tout était permis.  

  Et parce que tout était permis, Malter avait pris place derrière la chaise roulante pour en saisir les poignées de conduite.

  - Qu’est-ce qui vous prend ? avait lancé l’infirme en abandonnant les mains courantes.   

  À grandes enjambées Malter poussait la chaise roulante en direction du casino dont les fenêtres flamboyantes quelques heures plus tôt, lorsqu’il était parti faire sa promenade, semblaient à présent marouflées d’or très fin, à peine visible.  

  Soudain il avait bifurqué à gauche, jusqu’à la bordure de la digue s’ouvrant sur un escalier de pierre qui descendait à la plage. Peut-être par plaisanterie, ou pour se venger, ou pour trente-six raisons, et plus tard en y repensant il n’en trouverait qu’une, de n’avoir pas eu le choix, il avait avancé la chaise roulante le plus loin possible, la soulevant légèrement sur ses roues arrière, les roues avant dans le vide.

  L’infirme, ses bras reposant sur les accoudoirs, ne pipait mot.  

  - Alors, mon nom ne vous rappelle rien ? À vous de faire un effort. Un tout petit effort.

  Sa voix était devenue tranchante, il s’en rendait compte, mais il lui fallait poursuivre, aller jusqu’au bout, quitte à accélérer le débit.   

  - J’ai pourtant été connu autrefois. Pas autant que Richard Widmark, bien sûr. Il y a moins d’une dizaine d’années, j’étais un homme d’affaires en vue, la coqueluche de la presse business. J’achetais des entreprises au bord de la faillite, je les dégraissais, je les revendais.

  Il avait fait claquer sa langue.

  - Ça aussi c’était un jeu. Un sacré jeu.

  Il avait soupiré puis, d’un geste brusque, avait tiré en arrière la chaise roulante, l’avait retournée, était venu se mettre en face de l’homme, pliant les genoux pour être à sa hauteur. Des stries de sueur barraient le front de l’infirme, dégoulinaient sur ses joues.

  Il s’était senti défaillir.

  - Vous m’avez cru capable de… ? Vous croyez que je suis un monstre ?  

  Il avait sorti un mouchoir de sa poche et s’était mis à éponger le visage de l’infirme. Celui-ci avait eu aussitôt un mouvement de protestation, terminant le travail tout seul, à l’aide de sa manche pas encore sèche.

  Malter avait dit :

  - Un jour, un des travailleurs que j’avais licenciés s’est immolé sous ma fenêtre.

  L’infirme l’avait dévisagé avec une attention aiguë.  

  - C’est vrai, cette histoire ?

  À présent, Malter était pressé d’en finir. Il se sentait exténué. Son regard avait affronté celui de l’homme.

  - Autant que la vôtre.

  L’homme continuait à le fixer d’une curieuse façon. Il semblait gratter, fouiller.

  Malter avait alors poussé un cri – un cri quasi inhumain, plus inattendu, plus sauvage encore que celui de l’enfant.  

  Plutôt qu’effrayé, l’homme avait paru s’en amuser et s’était mis à rire, un rire qui s’était amplifié jusqu’à devenir dément, au-delà de la démence même, un rire proprement inouï, ultime hommage à Richard Widmark dans le film. Ou à sa victime.

  Il y avait eu une sorte de surenchère entre eux jusqu’à ce que l’homme s’arrête net.

  - Je vous quitte, avait-il grogné tout essoufflé, tandis qu’autour d’eux un petit attroupement s’était formé et qu’on les regardait de travers.

  D’un geste, Malter avait enjoint les curieux de se disperser.   

  - Ne partez pas comme ça, avait-il protesté face à l’homme. Je ne connais même pas votre nom.

  - Un nom, ça s’oublie si vite. J’ai déjà oublié le vôtre. Appelez-moi le type en chaise roulante ou Richard Widmark.      

  - Vous aimez le football ? avait demandé Malter, la première chose qui lui était passée par la tête, pour le retenir coûte que coûte.

  - Non. Pas plus que vous.

  - Sans doute, mais avouez, c’était un beau match ! Avouez que vous êtes content qu’ils aient gagné. Et même plus que content, heureux. Fier, voilà ce que vous êtes, fier !

  Il avait pris sans le vouloir ce ton taquin, un rien jubilatoire, qui était le sien autrefois et qu’il n’avait plus jamais utilisé.

  L’infirme lui avait adressé un sourire mi-moqueur mi-complice, et jetée là-dessus,  une ombre d’incrédulité.

  Sur ce, empoignant ses mains courantes avec vigueur, il s’était éloigné à toute vitesse. Malter l’avait longuement suivi des yeux se frayant un chemin en zigzags sur la digue envahie par la liesse jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière une rangée de sculptures monumentales.

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