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Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
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  • Venez découvrir les textes écrits par les stagiaires et les écrivains des Ateliers d’Écriture du Prix du Jeune Écrivain, ainsi que divers témoignages et autres contributions littéraires. Crédit photos : Guy Bernot
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30 octobre 2015

ORBITE EN PERDITION - Emilie Dieu

Le rideau chatouillé de cils s'ouvre sur un continent jusqu'alors inconnu : le noir. L'orbite vidée sent presque le verre se fracasser contre la peau fripée de la paupière. Il fait tourner ses nouveaux yeux dans tous les sens dans l'espoir de distinguer quelque chose. Une table, une personne, une couleur, une esquisse ou bien même une ombre du monde extérieur. Mais rien, le vide.

            Sa main gauche serre d'elle-même le tissu qui l'emprisonne. Puis elle s'échappe, et vient s'écraser dans un geste brusque contre une paroi métallique. Une odeur de médicament vient titiller ses narines. Il est allongé dans un lit d'hôpital, lui dit son sens de la déduction, appelé d'ordinaire avec affection son « sixième sens ». Ses vertèbres se tordent légèrement pour le maintenir relevé, presque assis. Sa main droite tente à son tour une exploration. Elle tend prudemment des doigts endoloris et touche elle aussi la paroi métallique. Elle est plus froide de ce côté-ci. La main remonte tranquillement. Elle arrive à un cordon, que le sixième sens identifie comme l'appel d'urgence.

Il réfléchit. Doit-il tirer dessus, ou non ? Il sait que s'il choisit l'option numéro une, des infirmiers viendront en nombre lui poser questions sur questions quant à son état.

« Comment allez-vous ? Vous voyez comme vos nouveaux yeux sont beaux ? On ne sentirait presque pas que c'est du verre ! Vous voulez aller aux toilettes ? On peut vous mettre une couche, vous savez, si vous n'êtes pas en état. »

            Il soupire. Non, il n'est pas prêt à tirer sur le cordon. Il a encore besoin d'un peu de temps seul, à s'habituer. 

            Dix doigts viennent effleurer les paupières douloureuses, tels de minuscules infirmiers qui s'assurent que tout va bien. Il n'a plus de bandage. Ses jambes se plient. D'un geste téméraire, il les fait balancer dans le vide sur le côté droit du lit et ses pieds s'ancrent dans le sol froid, qu'il devine carrelé, sûrement blanc. Ses jambes se tendent, immeubles gigantesques tremblants qui tanguent de gauche à droite de toute leur hauteur. Quand il arrive à se stabiliser, son pied s'avance pour venir à nouveau s'enfoncer dans le sol.

            Mais là, c'est l’hécatombe. Le pied glisse, la jambe suit, les bras plongent, et la marionnette humaine s'écroule dans un grand fracas. La douleur éveille, pique, brûle, consume les pieds, la cheville, les jambes, le torse et les bras. Un gémissement s'échappe de ses lèvres sèches. Les bocaux vides aimeraient verser des larmes de souffrance. Mais il essaie encore, s'appuie sur ses coudes, se relève, tremblotant, trépignant, et se tient enfin debout après une centaine de grognements et d'injures.

            Un pied après l'autre, il avance, les mains figées devant lui dans les airs, pour éviter de se cogner encore. Ses doigts frôlent une paroi glaciale, suivis par la main entière. Une pression s'exerce contre elle. C'est plus fort qu'un mur, c'est plus froid que les bordures métalliques du lit, c'est moins fragile que le verre qu'abritent ses paupières. Il comprend : c'est une fenêtre. À travers la barrière, il entend des sons auxquels il n'avait pas prêté attention jusqu'à présent : le train qui démarre au loin, des méandres de conversation, le miaulement d'un chat, un battement d'ailes.  Une douce pression s'installe de l'autre côté de la vitre, tendre caresse qui cherche à se frayer un chemin jusqu'à lui. Et c'est à la main curieuse de tâter le plexiglas à la recherche de la poignée. L'autre main vient aider. Les doigts se frôlent, se fripent, se cognent, et entrebâillent l'objet de ses convoitises. Il peut déjà imaginer la vue sur laquelle donne sa chambre. Peut-être une forêt, peut-être une plage, qui sait ? Ou alors un immense building aux allures américaines. Ses cheveux s'écartent pour laisser s'insinuer le vent, et il soupire d'aise. Il ouvre les yeux. Mais rien. Le vide. Le noir. Il grogne de déception. Ses mains agrippent  le bord du carreau. Il imagine le sang disparaître sous la pression et le bout de ses doigts devenir blanchâtre. 

            Mais le vent, comme une promesse, le caresse de nouveau. Ses doigts relâchent leur prise. Il tend les mains. Le vent s'enroule autour de ses doigts fins, enlace son poignet, papillonne contre l'échine de ses bras et susurre dans son cou. Il pose un baiser délicat sur sa joue. Sa bouche esquisse un sourire. Ses mains recherchent encore la poignée, et le verre, la paupière et l'orbite semblent peu à peu s'habituer à leur nouvelle cohabitation. Quand la fenêtre se referme dans un bruit sourd, il sait qu'il est temps de tirer sur le cordon.

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