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Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
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  • Venez découvrir les textes écrits par les stagiaires et les écrivains des Ateliers d’Écriture du Prix du Jeune Écrivain, ainsi que divers témoignages et autres contributions littéraires. Crédit photos : Guy Bernot
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30 octobre 2015

PEPITE DE LIBERTE - Lucie Joulé

Ce matin ça faisait un an. Un an qu'elle arrivait, chaque jour, cinq minutes avant l'heure écrite sur son contrat. Un beau contrat tamponné par l'US Navy. Aussitôt arrivée, elle avait posé le cadre face à la fenêtre du salon, et deux pas en arrière lui avaient confirmé que c'était la meilleure place. La lumière s'y jetait sans retenue. Sur cette partie de l'île, seule la lumière n'était pas made in US.

            Tout d'abord, sortir les plaques de cookies des fours endormis. Ce matin-là, ça faisait un an. Ses doigts plongèrent dans la poche de sa blouse et en sortirent un flacon multicolore. Marylin l'ouvrit et délivra une pluie de perles sucrées au-dessus des plaques. Les billes rouges, bleu, jaunes et blanches venaient se coller aux cookies comme des baisers. Ses yeux dégustaient le mélange : pépites de chocolat, caramel, cranberries et cotillons de sucre. Elle détacha les cookies un à un et les entreposa dans le placard en inox : le coffre aux trésors de cette île.

Le chef et les autres cuisiniers arrivèrent ensemble.

            « 'Jour, Lin ! lança Michael.

            -Bonjour chef. Bonjour tout le monde. »

Michael lui tendit l'habituel tableau aux cinquante noms et Marylin prépara les cinquante petits déjeuners en respectant les cases : mastication impossible, estomac brûlé, allergie, régime, traitement. Elle posa pour chacun un cookie arc-en-ciel.

            « Lin, j'ai une mission pour toi.

            - Je vous écoute ?

Il l'avait comme tirée d'un rêve.

–        Tu as remarqué que depuis une semaine, douze plateaux reviennent toujours pleins ?

–         Oui. Ils n'y touchent même pas. Je ne sais pas ce qui cloche avec ma cuisine... Vous trouvez que c'est fade, vous ?

–        Ils ne veulent plus manger, rien à voir avec ta cuisine.

Le soulagement laissa place à l'inquiétude dans ses yeux en amandes effilées.

–        Ils ne veulent plus ?...

–        C'est là que j'ai besoin de toi. Regarde-moi ça.

Il posa un mince tuyau en plastique dans sa main. C'était léger, doux, elle voyait la peau de ses doigts au travers.

–        Ça, ça les empêche de crever de faim. On place ce bout-ci dans une poche de liquide nutritif et celui-ci, dans leur NEZ. On pousse jusqu'à l'estomac, et hop!

L'odeur sécrétée par les fours lui donna soudain envie de vomir.

–        Vraiment ?

–        Pas mal, hein ?

–        Vous êtes sûr que je ne peux pas essayer de faire mieux, plutôt ? Ça doit leur faire mal...

–        Ahah. Tiens. Voici le liquide magique et les tubes. Tu les assembles, puis tu les mets sur ces plateaux. Encore une chose. On continuera à leur servir tous les repas, au cas où ça les aiderait à arrêter leurs caprices. »

            Il sortit et laissa Marilyn seule avec les poulets sans tête et les poches de vie liquide.

 

            Une fois la plonge du soir finie et les cookies pour le lendemain enfournés, Marilyn rentra dans ses 20 mètres carrés d'Amérique rien qu'à elle. Elle alluma la télévision et zappa les chaînes d'informations cubaines jusqu'à ce que les acteurs parlent américain. Elle laissa tomber ses quarante-neuf kilos sur sa chaise et déboucha une bouteille de Coca frais, qu'elle se servit dans une flûte à mousseux. Les bulles remontaient énergiquement à la surface, résistaient un temps puis s'évaporaient en murmurant : « Un an déjà ! ». Elle sortit de sa poche un cookie d'anniversaire. Pour la toute première fois elle en avait pris un, dans le coffre sur lequel elle avait elle-même collé un post-it : « Cookies réservés aux détenus ». Ça n'empêchait pas ses collègues de grappiller. Ils pensaient se rattraper avec des compliments :

            « Les meilleurs cookies faits par une Coréenne !

            - Américaine. Je suis une citoyenne américaine.

            - Pardon 'Lin. Ce serait cool que tu nous fasses de la bouffe de chez toi un jour ! »

            Ses parents ne lui avaient jamais rien dit du folklore coréen, mis à part les tortures et les arrestations. Qu'est-ce qu'on cuisinait là-bas ? Des opposants. Pas des cookies, ça c'est sûr. Ces gâteaux-là ne se faisaient qu'en démocratie.

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Commentaires
C
Super texte. J'adore le punch de la dernière phrase.
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