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Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
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5 octobre 2016

Une leçon de légèreté - Ingrid Astier

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La ruée vers le plaisir. C’était le titre du New Transsibérien. La nouvelle avait fait le tour du monde. Tous les médias en parlaient. Cinq richissimes Français bravaient la mort pour goûter au plaisir absolu. The Globe avait choisi Mourir de plaisir, et Galactic Me : La roulette des rois. Plus cynique, The Voice avait titré Jeu de riches, et rappelé les dernières fantaisies des plus puissants. Le Sultan du Brunei avait organisé le Rallye de l’Espace, et sorti sa collection de 5 000 vaisseaux. Le grand billionnaire coréen Kim Min-ki avait réuni les plus belles femmes du monde pour un dîner en mer dans la baie de Yeosu. Et Liza Stew, la fondatrice du laboratoire Kronos à l’origine du purificateur de sang, avait acquis l’île Cedros pour Le Jardin des Sortilèges, qui recréait les quinze plus grandes merveilles du monde en IFS (Instant Feel System).

On était loin du temps suspendu de Beaune, où les teintes camouflage des tuiles vernissées jouaient avec l’éternité. Ici, personne n’avait pu toucher à la mosaïque des vignes, ni aux murets de pierre sèche. En voyant débarquer, dans la rue pavée, les cinq hommes les plus puissants de France, je me suis demandé s’ils savaient ce qu’ils cherchaient. Chacun disposait d’un bureau dans Pari10 , la tour la plus haute du pays. Dix, car elle faisait dix fois la hauteur de la tour Eiffel. À leurs pieds, tous les plaisirs du monde. Alors : pourquoi ? Je n’aurais pas à le leur demander. Mon père, Jean-Liou, m’avait appris à lire dans les pensées. Et l’un de mes ancêtres, Jacques, était surnommé « le chaman de la Côte. »

Les cinq hommes portaient des cuirasses qui les protégeaient des UV et leur renvoyaient un halo bronzé. Dans trente secondes, ils poseraient leurs empreintes digitales sur le Véricode de l’entrée. Parmi eux, Liony Lieser.

Liony Lieser, dit Le Scorpion. Il avait tenté d’acheter le domaine Selosse en Champagne et la Romanée-Conti. La Romanée-Conti, pour mettre la main sur douze siècles d’histoire, à coups de billets tonitruants. Ses collections allaient des Arts Premiers à Fuzzz en passant par Bilal. Jamais je n’aurais pensé le croiser. La simple idée de lui serrer la main me rendait manchot. Je savais qu’il voulait « un morceau de Bourgogne » comme il avait acheté La belle Fernande de Picasso et ses illustrations du Chef d’œuvre-inconnu. Il appelait chacune de ses acquisitions, « sa cure de jouvence »… À l’observer, là, depuis la verrière, je le trouvais plutôt vieux. Vieux de toute la lassitude du monde.

Le Véricode a sonné. J’ai tenu à leur ouvrir moi-même. Toujours commencer par la simplicité. Ils se sont présentés. Le plus grand, Joni Loizon, le plus maniéré, Bertran de Lÿ, un peu en retrait, Liony Lieser, suivi de près par Arnaud Périer et Loreng Leroy.

Ils étaient aussi bruyants qu’un cluster d’orages.

— Messieurs, bienvenue. Je vais vous demander, en signe d’humilité, d’ôter vos cuirasses.

J’avoue avoir pris du plaisir à le répéter. J’ai même ajouté :

— Dans les temps anciens, les samouraïs laissaient leurs armes et baissaient la tête avant de fouler le sol de la Chambre du Thé. Vous le saviez ?

Ils ont ri. Pas moi.

Loreng Leroy a enlevé sa cuirasse le premier. D’allure athlétique, il avait été élu l’un des hommes les plus sexy de l’année. Il a progressé vers les panneaux peints du salon et le parquet a craqué. Il est resté à fixer un oiseau au bec entrouvert. Depuis l’automne dernier, les rossignols ne chantaient plus. À croire que l’amour faisait grève.

En tant que grand maître de chai — j’officiais depuis quarante-deux ans — je leur ai fait remplir les documents officiels. Ils s’engageaient à verser chacun 69 kilos d’or pour la Dégustation du Millénaire. On remonterait loin, très loin. Un voyage dans le temps. Les sommes reviendraient à l’Association pour la Sauvegarde de la Diversité des Cépages de Bourgogne, qui existait depuis plus de cent ans, et à l’Observatoire du Vin qui luttait contre la spéculation galopante.

— Vous êtes O.K. ?

—    On est des basiques, a dit Liony Lieser. Oui, c’est oui. Sinon, c’est non. On ne peut pas faire plus simple, non ?

Les autres ont applaudi.

Les avocats les plus chers du globe avaient dû se tordre la tête sur les décharges à signer. Le pacte était simple : depuis des décennies, personne n’avait eu le droit de boire les flacons du Sanctuaire. Eux, le pourraient. Six vins avaient été sélectionnés. Et l’on finirait par un Romanée-Conti 1959.

1959.

            Une année mythique. 1959… 156 ans. Aussi vieux que le pont de Tancarville. Une antiquité.

            Le Scorpion avait ajouté cette clause. Boire un vin aussi vieux n’avait aucun sens. Mais c’était sa façon à lui d’avoir un bout de la Romanée-Conti.

            Pour toucher au Sanctuaire, le prix était lourd à payer. Sur les trente-cinq verres des sept dégustations, l’un, et un seul, contiendrait le poison le plus violent au monde, à base de toxine botulinique majorée.

            Le hasard pur, seul, déciderait.         

            L’Annapurna tuait bien la moitié de ceux qui le gravissaient… Toucher au plaisir ultime et louvoyer avec la mort : ces cinq hommes voulaient montrer qu’ils ne redoutaient rien. L’un deux mourrait en héros parce qu’il aurait placé le désir plus haut que la mort. Qui pouvait rivaliser ?

            La chance les avait toujours préservés.  Ils en étaient nés gavés. Du surdosage tant ils nageaient dans la sécurité. Chacun était persuadé que cette chance ne les lâcherait pas. Le fameux principe d’invincibilité. Plus de 90 % des billionnaires en étaient atteints. Leur plus grand ennemi était l’ennui. Un ennui mortel, qui prenait une part grandissante dans leur vie et les mettait en état d’anhédonie. Zéro émotion.

            Je leur ai tendu la tablette : ils ont signé sans sourciller. Les quatre doigts de la main, puis le pouce, fermement plaqués.

            On pouvait y aller.

            À tout hasard, je leur ai demandé s’ils ne voulaient pas voir la bibliothèque de l’un des ancêtres de la Maison. 2 200 livres, partitions et manuscrits, du XVe au XXIIe siècle. Du jamais vu. La réponse fut simple : « Non. » J’ai repensé à la phrase de Liony Lieser. Non. Il faut dire que la culture n’intéressait plus personne depuis le XXIe siècle. Pas les décisionnaires, en tout cas. Même réponse pour le Couvent. Non.

            — Attention aux marches, elles sont polies par les années. Vous pouvez glisser.

            — Finir bêtement plutôt qu’héroïquement, c’est du très, très mauvais, a dit Loreng.

Ça n’a pas raté. J’ai entendu un glissement. C’était Bertrand de Lÿ. Il pestait :

            — Vous ne voudriez pas monter la lumière ?

            — Non, désolé. Ici, la lumière est ailleurs… Vous verrez, dans les caves, il y a un système révolutionnaire. La lumière, très douce, vient comme se poser sur l’ombre. Elle est tirée de la luminescence des baudroies des abysses. Le plus beau des phosphores bleus…

­— J’ai toujours voulu faire une croisière dans les abysses, a dit Loreng Leroy.

Joni Loizon l’a coupé :

— Un ami de Hong-Kong m’a proposé dernièrement un – 8 000, près de l’île de Guam.

—    Un – 8 000, pas mal ! Moi, j’ai vu l’éponge-lyre, le lampadaire des profondeurs. Un truc de dingue. Une éponge carnivore, perchée à un mètre sur sa tige. Tu vois ce que faisait Jeff Koons dans les années 2000, Arnaud ? Les trucs rebondis en acier qui ont mal vieilli ?

Arnaud Périer est sorti de son silence. Il n’a pu s’empêcher de lancer :

—    J’ai Lobster dans ma cuisine.

Lobster ? Un peu gadget, non ?... Et c’était où, Joni, ton lampadaire ?

— Fosse des Kouriles. – 5 000.

Personne n’a relevé. Chacun a feint de posséder parfaitement sa géographie. Putain d’orgueil qui dominait tout, j’ai pensé. L’humanité ne changerait jamais.

Liony Lieser a fait diversion :

— Dites-moi, Monsieur Lardière, pourquoi vous refusiez qu’on visite le Sanctuaire ?

— En Bourgogne, on n’est pas des montreurs d’ours. Attention, la dernière marche est la plus glissante.

— O.K, j’accepte, mais avant 2100, il y avait eu quelques élus, non ?

— En 2075, j’ai reçu un message d’un homme. Il parlait en amoureux. Inoubliable. Il m’avait écrit : « Cela fait longtemps que je n’achète plus mes vins préférés. Ils finissent dans les mains de spéculateurs qui se soucient peu de la magie du cadastre bourguignon. J’avais une belle carte des vignes, des livres qui font rêver… Fini, le voyage féérique au sein des différents climats… Si la Bourgogne ne sera jamais dans l’ostentation ni le masquage ni la sucrosité, ce sont les bouteilles sur la table à qui je dis adieu. » Monsieur Lieser, nous voulons, à nouveau, travailler pour les amoureux. La mémoire est le bien le plus précieux. Les vins de garde sont notre mémoire. Je veux que nous ayons œuvré pour des gens sensibles, qui se souviennent.

— Mouais. Il faut savoir oublier pour avancer. Regardez Sisyphe, avec son rocher. Ce n’est pas tous les jours drôle à porter.

J’ai senti la tension monter. Ils pouvaient dire ce qu’ils voulaient, la mort rôdait.

Lorsqu’on est entré dans le Sanctuaire, elle était à nos côtés.

— Quelle heure est-il ? a demandé Bertrand de Lÿ.

Je me suis tourné vers lui, avec un haussement d’épaules :

— Je règle ma montre sur la nature, M. de Lÿ.

Les baudroies des abysses diffusaient leur belle lumière bleue. Tout semblait ici évanescent, fragile comme un rêve de glace. Les bouteilles, recouvertes d’une fine poussière, dormaient. J’ai prié pour que les cadors ne fassent pas leurs ténors.

Loreng Leroy avait l’air le plus intéressé. Il regardait les bouteilles avec respect :

— Noooon, j’y crois pas… C’est magnifique, ces étiquettes ! Ils écrivaient avec quoi ? 1923… C’est dément. 1923. Exceptionnel, ça ?

— Oui, 1978 et 1929, aussi… Mais nous ne remonterons pas jusque-là. Pour les blancs, 2010, et pour les rouges, 1990.

—    Pfffffff… Sacrée plongée dans le temps. Et ça… !!!!...

—    … Notre plus vieille bouteille. Clos Vougeot 1845.

— On est quand même les plus grands tarés de cette planète, non ? a ajouté Loreng.

Il ne fallait pas laisser traîner. Sinon, ils se dégonfleraient. L’être humain n’a pas le courage persistant. On est tous, plus ou moins, des héros intermittents.

— Messieurs, je vous demanderai d’ouvrir ce rituel par un hommage rendu aux sols. Face à vous, une cuiller de terre à déguster.

Bertrand de Lÿ a gloussé :

— De la terre, là… vous plaisantez ?

— Non, les Cisterciens goûtaient la terre de Bourgogne, à l’affût des meilleurs terroirs. Au pied, ils sentaient l’accroche de la terre. Ces gens pouvaient vous situer la démarcation en pleine vigne.

Joni Loizon a grimacé :

— C’est raide, comme initiation.

— À Pari10 , vous avez la tête tournée vers le ciel. Mais à nous, l’humilité ne fait pas peur.

— C’est une leçon de morale ?

— Non, une leçon de vie.

Sur une table de bois, les verres étincelaient. Chacun ajusta son développeur d’arômes sur le nez. Un cône de verre qui filtrait l’air et multipliait l’odorat par 1 000.

Liony Lieser prit un air concentré :

— Il n’y aurait pas des notes de violette dans le premier ?

J’ai tiqué :

— Des notes ? Parce que vous pensez qu’il chante ?

— Vous vous moquez ! Avant, on disait bien…

— Disséquer les vins vous coupe du souvenir. Laissez remonter les images, pas des noms. Abandonnez-vous à la sensation.

— Moi, je ressens comme une danse, dit Loreng Leroy.

— Oui, c’est léger, transparent… Ce vin est aérien, il monte de la terre et part vers le ciel… Pureté, précision, élégance — l’esprit de la Bourgogne.

Lieser m’interrompit :

— Dites-moi, Jim, je passe ma vie à acheter des caisses. Mais sur une caisse, j’ai toujours deux bouteilles sublimes, deux correctes et deux flinguées. Qu’est-ce que vous en pensez ?

J’ai dû prendre un air triste, je le sentais :

— Il ne faut pas rechercher la perfection. Mais l’émotion. « La déception fait partie de l’émotion », c’est l’un des adages de notre Maison.

Les verres se vidaient. Sur le front d’Arnaud Périer, la sueur perlait. Concentré sur son plaisir comme sur sa peur, il observait. Il risqua :

— Nous en sommes à la…

— À la sixième dégustation. Il reste le Romanée-Conti, 1959. Le verre de plus, c’est pour communier avec vous. Messieurs, la main du hasard est joueuse. Tout est permis !

— À l’espoir !

— Au désir !

— À l’audace !

— Au futur !

Bertrand de Lÿ ne pouvait plus rien articuler. Il se forçait à encore nous regarder.

Après un silence, j’ai dit :

— Jouissez, messieurs, jouissez ! Le grand plaisir, vous pouvez l’avoir bien plus que moi. Je voulais vous dire… ne tuez jamais en vous le côté juvénile. Celui où…

Avant de m’écrouler, je leur ai jeté le carton que j’avais tapé.

À la phosphorescence des baudroies, ils ont lu :

« Ne tuez jamais votre côté primesautier, celui où il se passe encore… quelque chose.

Jim Lardière, Beaune, le 2 avril 2115 »

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