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Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
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5 octobre 2016

Vagabonds - Perrine Cabrit

Il faisait beau tous les jours. C’est comme ça que je m’en souviens. Bien sûr il y a eu des hivers, mais les jours gris on ne riait pas moins que les autres, c’est sans doute pour ça que je ne vois pas dans mes souvenirs les ciels bas qu’il a bien dû y avoir pourtant au-dessus de nos mines rieuses. Je ne saurai jamais de quoi nous avions l’air. Nous n’avons pas pensé à nous regarder passer dans ces rues que nous aimions. Nous aurions pu nous apercevoir dans les vitrines commerçantes du grand village ou de la petite ville – je n’ai jamais su au juste – où se trouvait le lycée. On devait y voir ce grand gaillard de Max, qui faisait des grands pas et de grands mouvements des bras. On devait y voir Samuel, l’air taciturne, un air trompeur auquel il tenait. On devait y voir Nathan, les yeux en l’air… Il ne regardait jamais où il mettait les pieds… On devait y voir Alexis courant pour nous suivre – il avait de trop petites jambes, un seul de nos pas valait deux des siens. Et moi ? J’imagine que je souriais. Je nous imagine nimbés d’une lumière jaune, je nous imagine passer comme le vent dans les ruelles et y semer notre énergie, notre joie. Et le bonheur y a poussé ; il pousse encore. Je le vois en passant dans la rue de la bibliothèque, où nous n’entrions jamais ; je souris à une bêtise qu’avait dû dire Max, et que je n’entends plus mais qui  me fait encore rire. Je suis revenu pour nous voir, pour saluer la joyeuse bande d’alors.

Nous n’allions pas à la bibliothèque, nous préférions la forêt. Toutes nos heures libres, que les professeurs et l’administration persistaient à appeler « heures d’étude », nous les passions à parcourir les bois, à crapahuter dans les collines. C’étaient des explorations, parfois sans but concret ; c’était la simple envie d’aller. D’autres fois nous cherchions des champignons, ou bien nous nous lancions des défis que nous réussissions des semaines, sinon des mois plus tard, jamais le jour où en était lancée l’idée. Voir un héron s’envoler. Entendre chanter tel oiseau dont seul Nathan savait identifier le chant. Repérer la trace d’un sanglier. Plus difficile encore : croiser un être humain qui n’était pas de la bande.

Le soir nos parents étaient à table ; c’était doux qu’on s’occupe encore de nous. Sécurité de l’enfance, dans son bonheur sûr allié aux bonheurs incertains vers lesquels nous portaient nos envies d’aventure, ces bonheurs de l’âge auquel on renonce à la bêtise collégienne, et où la vie d’adulte ne s’immisce encore qu’en vastes songes.

L’existence était facile. On nous donnait la liberté d’exister. Nous n’avions pas, ou si peu, de responsabilités, ces choses qui font plisser le front aux adultes, et nous n’étions pas non plus les oisillons que leurs parents surveillent à la sortie du nid. Nous étions libres, nous vivions, sans nous soucier de rien. Il faisait beau tous les jours.

Par distraction, Alexis avait eu l’idée de tomber amoureux le premier jour de notre année de seconde, de Laurine, la jeune fille timide dont on apprit le dernier jour de terminale qu’elle n’aimait pas les garçons. Alexis ressemblait en outre moins à un garçon qu’à un ours. Un ours maigrichon, mais ours tout de même. On comprenait encore mieux qu’elle n’ait pas répondu à ses avances. D’autres avaient essayé aussi d’être amoureux. Max était sorti avec trois filles, une par an. Souci d’équité ? Il les quitta toutes au bout de huit mois, y compris Martine, pour laquelle il n’avait plus le moindre sentiment depuis deux mois déjà. Samuel avait aimé sans compter ni les filles ni les jours. Moi je n’avais pas réussi. Je n’avais pas aimé Laurine, je n’avais pas aimé Louise. J’avais cru aimer Rose, et puis non, je pouvais aimer Lila tout aussi bien ; je n’aimais que ma bande de copains, mes parents sans l’avouer, et ma petite sœur qui ne savait pas encore parler. Voilà tout.

Nous n’étions pas ce qu’on peut appeler de « mauvais garçons ». Nous rentrions le soir couverts de terre et d’écorchures. Nous étions des vagabonds. Ni vandales ni criminels, ni même méchants, pas même pour rire. Nous aimions l’aventure, la solitude ensemble, il nous fallait bouger, il nous fallait aller, il nous fallait rire. Ça nous suffisait. La forêt était belle. Je l’adorais à l’automne, lorsqu’elle était de feu. Un feu qui ne brûle pas, qui ne remue même pas, mais qui réchauffe le cœur. Max l’aimait comme moi, Nathan l’aimait au printemps pour ses parfums, Alexis la préférait l’été lorsque le ciel était splendide, qu’on pouvait aller et venir les bras nus et que l’ombre des arbres nous rafraîchissait. Samuel la préférait en hiver, aucun de nous n’a jamais compris pourquoi. Nous y allions l’hiver pour être tranquilles, et nous n’avions pas froid puisque nous marchions. Mais, Samuel mis à part, nous étions tous charmés du retour des feuilles sur les arbres et de l’herbe sous les feuilles mortes.

Cela fait quatre ans. Quatre ans d’études dans la grande ville avec ses fausses lumières qui ne s’éteignent jamais, son ciel sans étoiles, ses joies nocturnes. C’est bon de revoir nos collines désertées.

Je marche jusqu’à la rue des Amandiers. Elle est juste à la lisière de la forêt. Entre deux maisons il y a un passage, pas un chemin, ou plutôt si, il y a un chemin, plus loin sur ma droite, mais je ne le suivrai pas. Je vais couper à travers bois, comme autrefois. La forêt ne m’a pas oubliée. Je n’y ai pas mis un pied depuis ce temps-là mais tout ici se souvient de moi.

Samuel revient régulièrement voir ses parents rue des Amandiers. Est-ce qu’il retourne à la forêt ? Chaque hiver, j’imagine. Je l’ai revu une ou deux fois. Ni Nathan ni Alexis ne sont revenus. Peut-être ne reviendront-ils jamais. Nathan aimait tant la forêt. Mais ses parents ont déménagé. Il a dû se trouver une autre forêt avec d’autres oiseaux, ou les mêmes… Il les écoute chanter… En a-t-il dessiné de nouveaux dans son carnet ? Est-ce tout ce qu’il lui reste d’alors, des dessins d’oiseaux ? Personne n’a plus entendu parler d’Alexis depuis des années. Pas même ses parents. Max est le seul que je retrouve de temps en temps. Il sourit toujours de la même manière. Un sourire avec des fossettes au-dessus de sa mâchoire carrée. Chaque fois que nous nous voyons, nous faisons semblant d’échanger quelques nouvelles de la ville, et puis, nous parlons de la forêt.

Notre jeunesse d’alors n’est pas morte. Elle n’est plus avec nous, voilà tout. Elle est restée vivre sur les collines. Lorsque nous nous sommes décidés à partir elle n’a pas voulu nous suivre. Elle y était si bien !

Lorsqu’il a fallu, nous sommes partis.

Nous ne regrettons pas.

Mais, s’il n’avait pas fallu partir, serions-nous restés ?

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