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Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
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5 octobre 2016

Le ballon rouge - Bénédicte Verspreeùwen

Une tuile glisse du haut de la toiture, se fracasse sur la terrasse de pierre. Adossé à la cheminée, je jure haut et fort. - Bon sang de métier ! C'est la troisième depuis ce matin. Je tourne la tête vers la pinède. Entre les arbres, j'aperçois l'océan. Une semaine encore sur ce toit, une semaine face à l'immensité de bleu, de vert et de gris mêlés. Cette perspective m'apaise.

 

Midi, un soleil timide perçe les nuages. J'attrape l'échelle, descend de la toiture, salue les compagnons de chantier et monte dans ma camionnette. Je roule entre les pins, prends la route le long des plages.  Pas de vent. L'océan s'étend tel un lac endormi. Les goêlands planent, les bécasseaux jouent dans les mares laissées par les flots paresseux.

 

Au port, je m'arrête devant le café du centre. je bois un petit blanc, salue Cyril le peintre et discute pêche avec Eric revenu bredouille de sa  sortie du matin.

 "Ce temps trop calme n'annonce rien bon" me dit-il.

Je dépose deux pièces sur le zinc et sors. Les quais sont vides. Dans l'eau, quelques barques somnolent. Je ne m'attarde pas comme j'aime le faire. On est mercredi, ma mère m'attend.

 

Elle m'accueille d'un sourire généreux. J'aime  la retrouver, lui raconter le chantier en cours, les sorties du samedi soir sur le port. Je lui parle d'Edith. Juste un peu, pour la rassurer. Comme d'habitude, je pose les yeux sur la photo de mon père, pour ne pas oublier les traits de son visage, les yeux clairs dont j'ai hérité, le front bombé volontaire. Pour ne pas oublier l'homme qu'il a été, plein de courage et d'audace.

 

14 heures, je remonte sur la toiture. Quelques tuiles glissent encore. Ce métier, je ne l'aime pas. Je l'ai choisi pour apaiser ma mère,  pour ne jamais perdre l'océan de vue .

De là-haut, je guette ses moindres remous, le va et vient des bateaux, la tempête qui s'annonce, le vent qui se calme.

 

17h. Au moment de quitter le chantier,  Robert, le contremaître me demande de rester. Je suis surpris.  Ce n'est pas dans ses habitudes de retenir l'un de ses hommes après le travail.

Robert me regarde dans les yeux: - alors, tu es content de ton boulot ? Mon sang ne fait qu'un tour. Je lève les yeux vers la toiture et  m'entends répondre :

- C'est assez réussi.

Robert observe le toit.

- Il est bien fait mais tu es lent. Tu rêves trop.

- Je m'arrête parfois pour me remettre des positions d'équilibristes dans lesquelles je passe mes journées. De là à trop rêvasser, je ne crois pas.

- Le résultat est là, Olivier, tu mets deux fois plus de temps que n'importe quel autre couvreur.

Je ne réponds pas. Un silence lourd s'installe.

Robert cherche ses mots.  J'ai peur. S'il ne veut plus de moi, où vais-je aller ? Chez un autre couvreur ? Faire un autre métier ? Lequel me permettra d'observer l'océan ?

 

Robert marche devant moi, puis sans crier gare :

- C'est fini Olivier, je ne peux plus travailler avec toi. Tu es trop lent, je perds mon temps, mon argent. Tu as trois jours pour terminer ton toit. Après, je travaillerai avec un autre.

Je le regarde sidéré. Robert essaye d'adoucir sa décision : 

- Tu es un bon gars, tu travailles bien mais qu'est que tu as toujours à lever la tête et t'arrêter. Tu penses trop Olivier.

A quoi bon argumenter. Il ne comprendrait pas, c'est un bourru. Il ne voit que le rendement, l'argent.

Il me tend la main : - Allez, à demain.

 

Je traverse la pinède, je tourne à droite. Ne pas aller au port, ne pas prendre un vin blanc, ne pas croiser Edith, ne pas croiser ma mère. L'océan, seul me consolera, peut être.

A la pointe du châtelet, je gare la camionnette. Au loin, vers la pointe du but, un Rhea cherche à s'ancrer. Je marche le long des rochers, le vent s'est levé. Chaque fois que je me promène ici, mes yeux scrutent l'eau à la recherche du ballon rouge de mon enfance. Mon père me l'avait offert pour mes dix ans. Les dimanches, avec les copains, on jouait au foot sur la plage.

Le soleil se couche dans l'immensité sombre, l'angoisse me monte à la gorge.

Un dimanche, après le foot, Je suis passé par le port avant de rentrer. Les hommes nettoyaient les cales, astiquaiet les ponts, chargeaient les vivres. Le lendemain, ils prendraient la mer pour dix semaines au moins. Ils iraient vers le nord à la recherche des bancs de thon. Mon père faisait partie de l'équipage. J'ai sauté à bord, il m'a étreint un instant puis m'a dit de rentrer, il était déjà tard.

Le lendemain, quand je me suis réveillé, les bateaux avaient déjà quitté le port.

 

 La vie suivit son cours. Le va et vient des bateaux dans le port, les marchés sur les quais, le sifflement des marins en ciré jaune les jours de pluie. Ma mère me conduisait le matin à l'école, puis s'en allait travailler à la conserverie. Je ne lui parlais jamais de mon père. Je sentais sa tristesse, son inquiétude aussi.

Quand la période du retour approcha, la tempête se leva. Les marins tentèrent de franchir l'océan déchainé. Un matin, le capitaine du port recut un message de détresse. Un des bateaux avait chaviré, emporté par une vague mauvaise. Quatre hommes avaient disparu. Ce soir là, le long des rochers escarpés, j'ai jeté mon ballon dans l'océan apaisé.

Depuis ce jour-là, je scrute l'horizon. 

 

Le vent agite l'océan.  Je titube sur les cailloux du chemin. L'obscurité envahit la dune.

Les mouettes disparaissent à l'abri des rochers. Annoncer mon renvoi à ma mère me donne envie de vomir. Elle s'est battue pour m'éduquer, me donner un métier. Elle m'a toujours supplié de ne pas être pêcheur.

 

La nuit est tombée, je reprends ma camionnette et roule à pas d'homme vers le port.

Un vin blanc au café du centre, un deuxième. Je pense à Edith. Ce soir, je lui dirai.

Je demande à Léa, la tenancière, de me donner un stylo et un papier. Je me mets à écrire, longtemps, sans entendre la musique et les voix.

Minuit, je plie la feuille en quatre, la remets à Léa, lui demande de la déposer dans la boite aux lettres de ma mère. 

Elle éteint la lumière du café. Le port est noir. Une lune barbote dans l'eau sombre. Demain je prends le large.

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