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Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
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  • Venez découvrir les textes écrits par les stagiaires et les écrivains des Ateliers d’Écriture du Prix du Jeune Écrivain, ainsi que divers témoignages et autres contributions littéraires. Crédit photos : Guy Bernot
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30 octobre 2015

LA PRESQU’ELLE - Ingrid Astier

 

DSC_0678 (Copier)

Ce matin-là, elle s’était sentie oubliée de la création. Quand le professeur P. de l’Hôtel-Dieu avait appelé son nom, elle avait eu envie de se cacher. Les cloches de Notre-Dame avaient sonné et tout avait pris un air de gravité. Elle n’avait jamais su s’asseoir sur une chaise pour attendre. À chaque fois, ce sentiment, né d’une géologie profonde, d’être déplacée. Elle admirait ces gens, posés depuis l’éternité, que rien ne pouvait désarçonner.

« Mademoiselle Louisa Barron ? »

Elle détestait son nom, elle le trouvait obtus. Elle ne l’avait pas choisi. Mais que choisit-on dans la vie ? Perdue au milieu des ficus, elle avait levé les yeux vers le professeur en blouse blanche. Il portait ses lunettes sur le bout du nez ; ce seul détail lui donnait de la légitimité. Elle avait rassemblé ses affaires et vérifié si rien n’était tombé.

« Allez-y, Mademoiselle Barron, je vous en prie. »

C’était tout le problème, d’y aller. De s’asseoir encore, d’expliquer, de se pencher sur sa santé. Elle avait confié : son mal de dos, cette barre au creux des reins, le matin. Louisa n’avait pas dit : son patron, ses phrases assassines, son attitude qui la niait.

Elle était ressortie du dédale des couloirs et avait dévalé l’escalier du jardin intérieur pour respirer. La pluie battait la pierre. Son pied droit avait glissé. Toujours ce problème avec l’espace. Elle avait failli pleurer. Sa cheville lui faisait mal. Et voilà, elle allait sortir de l’hôpital avec un nouveau problème. C’était ridicule. À la caisse principale, sa carte vitale était restée muette.

Bien sûr. Muette.

Elle était déjà en retard. Pourtant, elle avait demandé au Centre d’étude et traitement de la douleur le premier rendez-vous de la journée. Et maintenant, il fallait courir. Sous la pluie, avec sa cheville. Un vrai temps de chien, un faux temps de juin. La Terreur allait encore faire des remarques — c’était le nom qu’elle lui avait trouvé. À lui. Son patron. Ce sale connard. Il dirigeait le palace le plus en vogue de Paris. Même les poubelles avaient l’air sorties de Versailles. Il donnait du vous à tous ses clients et les gens comme elle, il les appelait Louisa. Pour être précise, il ne l’appelait pas Louisa mais Louise. Jamais elle n’avait osé rectifier.

Elle prit le bus. Pas question d’aller s’enterrer sous terre. Louisa déplia son parapluie — elle en était à la troisième baleine cassée. Calée au fond du bus 24, elle regardait la pluie. À moins que ce ne soit la pluie qui ne la regardât. Et elle s’imagina : des milliers de gouttes qui l’observaient.

Arrivée sous les arcades, elle ralentit devant la grande entrée. Celle avec une porte tambour. La grande entrée pour les grandes personnes. Elle se hâta et prit l’entrée de service. La petite entrée pour les moins que rien. Ceux qu’on appelle Louise comme on dit Machin. Elle courut au vestiaire et enfila son uniforme. Marron, avec un revers bleu ciel. À ses pieds, des ballerines à bout rond. Trop usées, avait décrété la Terreur. D’abord, aller voir John John, puis s’excuser de son retard. John John faisait la pluie et le beau temps à la réception.

Mais John John avait disparu. Personne à la réception. L’odeur des lys la gagna et un instant, sa lassitude se dissipa. Elle aurait voulu rester dans cette odeur sucrée. Une femme arriva. Il fallait changer les bouquets dans sa suite avant son retour ce soir. La suite royale. L’odeur était entêtante et elle ne supportait que les fleurs sans parfum.

Les semelles dorées de ses escarpins passaient déjà la porte tambour.

Louisa la regarda s’éloigner. Cette blonde était l’élégance incarnée. Elle portait une robe à large encolure qui dévoilait ses épaules. Louisa se crut dans un film des années quarante.

Louisa n’était pas blonde, Louisa était brune. Mais elle avait à peu près la même carrure que cette… cette qui ? Elle chercha rapidement. John John n’allait pas tarder. Ses doigts effleurèrent le clavier. Que cette Madame… Poliaski. C’était joli, Poliaski.

Louise, vous êtes bête à manger du foin.

Poignard au cœur, la phrase de la Terreur lui revint. Tout ce petit peuple des Humiliés devait constituer une armée, non ? Pourquoi personne ne se rebellait ? Bête à manger du foin. Comme si elle était une vache. Elle l’emmerdait, ce buffle d’eau. Ce reniflard au cigare.

Louisa monta les étages et croisa Amita qui poussait un chariot où les produits d’accueil Penhaligon’s se bousculaient. Des flacons avec un nœud papillon satiné et une belle écriture que plus personne ne savait tracer. Amita lui en donnait, parfois. Louisa rêvait de longs bains moussants mais elle n’avait qu’une douche.

Qu’est-ce qui la fit chuchoter à l’oreille d’Amita ? Sa matinée maudite ? Le venin de La Terreur ? La Poliaski ? Est-ce qu’on sait, seulement ?

Deux minutes après, Amita déverrouillait la porte de la suite royale. Louisa promit et jura. Amita disparut. L’odeur du datura montait des grands bouquets. Elles étaient splendides, ces fleurs. Et Louisa, elle, adorait leur parfum. Elle marcha au siècle de Louis xvi, sur les arabesques gris et blanc de la moquette et s’assit sur une banquette en velours bronze, yeux fermés. Plus rien n’existait. En soi, subsistait une terre où l’on pouvait être heureux. Une petite île déserte. Elle la caressa en pensée comme pour l’apprivoiser. Elle l’appela la presqu’elle.

Louisa rouvrit les yeux et marcha jusque dans la salle de bain en marbre. Lentement, elle se déshabilla. Drapée dans le rideau blanc de la douche, elle l’ajusta autour de son corps. Le tissu épousa ses jolis seins. Elle tourna la tête vers le miroir et parla à La Terreur :

« Tu les aimes mes genoux, aussi ? Tu les trouves jolies, mes fesses ? Et mes épaules ? »

Elle aurait toujours voulu vivre dans un film de Godard. Oui, dans sa presqu’elle, ou chez Godard.

Elle revint vers le miroir. Le spectre de la Terreur avait disparu. Jamais elle n’avait vu autant de tubes de rouges à lèvre. Du rose, du marron glacé, du rouge cerise, de l’orangé… Elle prit une photographie pour remettre plus tard chaque objet à sa place. Et ses doigts dansèrent. Louisa se prit au jeu de l’inconnue dans le miroir.

Ses mains saisirent les fards. Louisa joua du noir, du gris perlé, du rose dragée, d’une touche de blanc pour tout illuminer. Elle trouva des faux cils, du blush abricoté. Puis elle courut au dressing et se choisit une robe insensée. Le tissu coulait entre ses doigts, rivière enchantée.

« Et mon visage ? »

Elle pinça les lèvres :

« Je ne suis pas une grosse vache. »

Louisa défit son chignon et serra les épingles entre ses dents. Elle secoua sa chevelure, la coiffa et la laqua. Les cheveux dénoués, elle avait toujours été plus jolie.

Quand elle se glissa dans la robe, elle sourit. C’était l’Italie et le Brésil réunis. Des perroquets en sequins et perles dansaient sur ses hanches.

Ses pieds se serrèrent dans des stilettos étroits. Noirs, avec des talons en acier argenté.

Maintenant, elle pouvait aller voir La Terreur.

Quand elle sortit de l’ascenseur, John John ne la reconnut pas. Il la salua de son sourire américain.

Elle était là, face à la porte de bois vernis qu’elle n’avait jamais osé pousser.

Dix fois, elle faillit reculer.

Puis elle frappa, ouvrit et vit : ce regard d’homme qui saisit d’emblée ­— les hanches, les seins, la bouche peinte, les jambes galbées. Un blanc infime. La Terreur posa son cigare.

« Je vous en prie, Madame, entrez. Que puis-je pour vous ? »

Madame, elle se répéta le mot. Dans la main de Louisa, le feu et l’acier qui ont le pouvoir de tout rayer. Les noms, les prénoms, les projets.

Et le mépris.

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