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Écrire à Muret avec le Prix du Jeune Écrivain
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  • Venez découvrir les textes écrits par les stagiaires et les écrivains des Ateliers d’Écriture du Prix du Jeune Écrivain, ainsi que divers témoignages et autres contributions littéraires. Crédit photos : Guy Bernot
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29 octobre 2015

PHILIPPE, À TABLE ! - Camille Crésut

           Elle lave les carottes dans l’évier, une par une. Elle rince chaque tubercule à l’eau claire et le dépose soigneusement dans la cocotte-minute. Quand elle a terminé, elle saisit les pommes de terre et les couche, alignées, à côté des autres légumes. Puis elle tranche les poireaux, d’une belle coupure bien nette en plein cœur du blanc, jusqu’aux feuilles vertes et tendres. Elle remplit le récipient d’eau et ajoute une pincée de sel avant de le mettre sur le feu. Il manque encore la viande. Pour réussir un bon pot-au-feu, la chair, découpée en cubes, doit être plongée dans le bouillon après trente minutes de cuisson. Annie Cazaux n’a jamais été une grande adepte des livres de cuisine. Elle dit volontiers qu’elle se passerait même de cuisiner, si elle en avait les moyens. Seulement, malgré les revenus de la pharmacie dont elle est propriétaire, ce ne serait pas sérieux d’aller manger tous les jours au restaurant. Surtout depuis que Philippe est revenu vivre à la maison. Et puis, ce que les gens du village racontent, ou plutôt ce qu’ils ne disent pas en sa présence, ce silence épais qui la suit partout dès qu’elle sort de chez elle, la retient aujourd’hui dans sa cuisine où la lumière décline. Une sensation indéfinissable l’étreint quand elle est seule. Elle rassemble les épluchures et les jette dans la poubelle. Elle s’éloigne dans le couloir, puis revient dans la cuisine et consulte l’horloge sur le mur : est-il trop tôt pour l’appeler ? Viendra-t-il l’aider à mettre le couvert si elle le lui demande ? Depuis qu’ils se sont disputés ce matin, il n’est pas sorti de sa chambre. Elle s’inquiète car cela se produit rarement. Cela n’arrivait même jamais quand il était enfant. Elle se souvient de lui petit, sérieux et calme, il pouvait se concentrer des heures sur les puzzles ou les legos. Très tôt il a développé certaines aptitudes, il avait des passions, comme tous les enfants, bien sûr, mais lui était capable de se consacrer plus exclusivement que les autres à une activité, au point d’en oublier tout le reste. Lorsque le pédiatre a prononcé le diagnostic pour la première fois et qu’elle a croisé le regard de Jean, assis à ses côtés, elle a eu un moment d’hébétude. « Mon fils a droit à une vie normale. » Ce serait son combat de mère. Aujourd’hui, lorsqu’elle va voir le docteur, ce qui lui importe est ce ton rassurant qui signifie : « Ce n’est rien de grave, juste un bobo, on va arranger ça. »

            Il est dix-neuf heures trente, elle se décide à l’appeler : « Philippe, dans une demi-heure c’est prêt ! » Elle s’est efforcée de ne pas crier car il lui a reproché ce matin de hurler sans arrêt avec une voix aiguë. Elle sort le morceau de gite et de plat de côte du frigo. Elle aiguise le gros couteau avec une pierre spéciale que lui a laissé Jean lorsqu’il était encore là. Depuis son départ il y a onze ans, elle se débrouille seule. Elle enlève d’abord la partie grasse, pour ne sélectionner que les meilleurs morceaux de viande rouge et tendre qu’elle tranche en parts égales. Ensuite elle les lâche dans l’eau bouillante puis ajoute un demi-verre de vin blanc, pour en relever le goût. L’alcool s’évapore en quelques instants, il n’en faut pas pour son fils. Elle remet le couvercle en place. Il n’y a plus qu’à laisser mijoter dans le bouillon. Elle s’assoit devant son assiette. Elle a placé un couteau à bout rond à droite de la deuxième assiette, pour son petit. Elle sait qu’elle ne devrait plus le considérer comme un enfant. Il a vingt-trois ans, c’est un homme maintenant. Quand il est parti vivre avec Mélanie, elle a éprouvé un sentiment mêlé de soulagement et d’inquiétude. C’était trop beau pour être vrai, son petit quittait le nid comme tous les enfants quittent un jour leurs parents. Elle avait eu raison d’y croire, il entrait dans la norme. Elle se demandait aussi, comme toutes les mères aimantes, si cette fille serait bonne pour lui. On ne peut pas dire qu’elle s’entendait vraiment avec sa belle-fille. Selon elle, il aurait fallu être plus ferme, sa maladie devait être traitée. Mais Annie ne voulait pas se laisser culpabiliser. Pouvait-on accuser une mère d’avoir trop aimé son enfant? D’avoir voulu le meilleur pour lui? De s’en être occupé en s’oubliant soi-même à ce point?

            Elle ne sait pas pourquoi elle pense à tout cela ce soir. Est-ce parce que le sifflement de la cocotte s’est tu, et que Philippe n’est toujours pas à table? Elle tente un dernier appel : «C’est prêt ! Je commence à manger sans toi!» Il lui répond de sa chambre, cette fois : «J’arrive maman !» Il n’a plus l’air agacé contre elle. D’habitude, il aurait dit «oui oui c’est bon» mais là, il a dit «maman». Elle se sert une louche de jus, pour commencer, et elle remplit l’assiette de son fils. Elle attrape le pot de cornichons et la moutarde. Elle les met en évidence sur la table car elle sait qu’il aime manger la viande bien assaisonnée. Elle a toujours été attentive à ses désirs. Après sa passion pour l‘Égypte, à l’adolescence, elle l’a laissé collectionner des sabres, d’ailleurs, c’est à cause de cela qu’ils se sont disputés ce matin. Elle n’écoute pas assez ce qu’il lui dit : «Cela ne s’appelle pas sabre, mais katana, maman.» Il a le sens de la précision à un point qui le rend parfois susceptible. Elle ne doute pas que cela ait pu être difficile pour lui de suivre au lycée, à cause de ses émotions à fleur de peau. Une fois, avant que Jean, de connivence avec le proviseur, prenne la décision de le «placer» ailleurs, une école spécialisée où elle n’avait pas voulu l’obliger à rester, elle avait entendu cette phrase apparemment anodine, qu’elle ne pouvait pas oublier. Elle était venue pour renouveler son inscription à la fin de l’année de seconde. Personne ne la connaissait car elle avait perdu l’habitude de participer aux réunions. Elle préférait prendre rendez-vous avec le professeur concerné lorsque cela était nécessaire. Cette fois-là, alors qu’elle attendait son tour dans le couloir, seule, avec le dossier à la main, elle avait entendu une toute jeune fille, qui, avec son chemisier à fleurs transparent et son serre-tête dans les cheveux lui avait rappelé sa propre jeunesse. «J’espère que je ne serai pas encore dans la classe de Philippe l’année prochaine» avait lancé l’adolescente. Quelqu’un lui avait demandé pourquoi et elle avait répondu : «Il est gentil, mais franchement il dit des trucs bizarres.» 

            Annie regarde la place vide en face d’elle. Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? Elle réitère son appel : «Philippe, tu viens ?» Elle prend une cuillerée de soupe qu’elle avale à petite lampée, pour ne pas se brûler. Elle ferme les paupières pour mieux savourer le goût qui se développe sous son palais. Lorsqu’elle ouvre les yeux, Philippe est entré dans la cuisine. Elle lui dit : « Je ne t’ai pas entendu arriver ! » Il ne bouge pas, il reste sur le seuil, les bras ballants. Il tient à la main un objet inhabituel, quelque chose qui ne devrait pas figurer dans le décor, quelque chose de tellement extraordinaire, ou inapproprié, qu’elle refuse d’y prêter attention. Il exagère. Voilà plus d’un quart d’heure qu’elle l’a servi, ça va refroidir. Et cette obstination à rester immobile sur le seuil. Il l’observe. Elle refuse de croiser son regard, a envie de le gronder, de lui dire : « Mais assieds-toi à la fin ! » Au lieu de cela, elle débarrasse son assiette. Elle lui tourne le dos pour prendre l’éponge dans l’évier. Elle la mouille et la presse, aussi fort qu’elle le peut pour l’essorer. Soudain sa main se desserre et la douleur l’oblige à lâcher l’éponge. Philippe vient de lui planter son katana dans le ventre. Il est à côté d’elle. Elle veut crier mais aucun son ne s’échappe de ses lèvres. Ni plainte, ni protestation. Annie cesse d’exister, Annie n’est plus mais son fils la transperce encore de plusieurs coups de sabre et son corps désarticulé de mère impuissante s’affale à ses pieds sur le carrelage de la cuisine.

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